Réalité numéro 111 du mercredi 3 novembre 2004 |
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Sommaire
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Directeur de Publication :
ALI MAHAMADE HOUMED Codirecteur : MAHDI IBRAHIM A. GOD Dépôt légal n° : 111 Tirage : 500 exemplaires Tél : 25.09.19 BP : 1488. Djibouti Site : www.ard-djibouti.org Email : realite_djibouti@yahoo.fr
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EDITORIAL
CANDIDAT SOLITAIRE
CHERCHE
CHALLENGER ALIMENTAIRE
Que faire ? Cette lancinante question, vient à l’esprit de tout responsable qui se respecte au moins une fois dans l’année. En ce début du mois de novembre, tout semble indiquer que le frénétique et précoce candidat à sa propre succession se la pose désespérément, lui qui est à la recherche d’un rival dans une élection truquée d’avance. Certains observateurs n’hésitent pas à comparer le Président-candidat au footballeur condamné à s’échauffer tout seul sur un gazon synthétique. Il semble que, désireux de sauver la mise, son réseau d’affidés se serait même transformé en chasseurs de têtes à la recherche d’un faire-valoir capable de crédibiliser la réélection de l’homme entré au Beit-el-Wali il y a 27 ans.
Dans les mabraz huppés ou dans les modestes villas d’Haramous, son think-tank clanique (sorte de groupe de réflexion) s’agite, cogite et… s’inquiète.
Car, depuis son retour de Cuba, certains de ses partisans le voient sous les traits du Lider Maximo au pouvoir depuis 45 ans et qui aurait, dit-on, épuisé huit Présidents des Etats-Unis d’Amérique. D’autres aimeraient qu’il consulte plus souvent certains de ses pairs Africains surnommés baobabs en raison de leur exceptionnelle longévité au pouvoir. On raconte en effet que ces sages initiés du bois sacré prodigueraient même des conseils à certains dirigeants français, comme quoi l’on a toujours besoin d’un plus petit que soi.
Force est de reconnaître que ces adeptes de la Présidence à vie ont retenu les leçons de La Baule en s’adaptant. Cette mutation salutaire des anciens partis uniques a permis à ces « démocraties » typiquement africaines de bannir les assemblées monocolores. Ainsi en est-t-il du Gabon, où le leader de l’opposition, le Père Mba Abessole, fut élu maire de Libreville. Même la Guinée de Lansana Conté avait élu, il y a quelques années, une assemblée nationale dominée par l’opposition.
Chez nous, sous ce régime archaïque, foin de tout cela. La décentralisation reste un sujet tabou et les élections régionales paraissent une mode venue d’ailleurs et à rejeter au nom de l’authenticité de l’arbre à palabre. L’actuel chef de l’Etat pense comme l’ancien qu’ « il faut se méfier des modes ». Aussi, croyant tenir solidement la barre, le timonier national navigue à vue et pourtant, le bateau se dirige droit sur les récifs. Dans ces conditions, que faire comme disait Lénine ?
Que faire pour sortir de l’impasse lorsque l’on refuse de comprendre que l’action politique ne se résume pas à l’arnaque et à la matraque ?
Que faire pour convaincre après avoir violé les accords de paix et saboté la réconciliation nationale au sortir d’un conflit civil de dix ans ?
Que faire pour crédibiliser les institutions, lorsque l’on permet les atteintes aux acquis démocratiques arrachés de haute lutte ?
Que faire, enfin, pour trouver un nouvel élan quand le bilan politique, économique et social est aussi catastrophique ? De fait, dans un environnement national, régional et international incertain, l’insouciance cultivée en haut lieu fait craindre des débordements pouvant ébranler les fondements mêmes de notre Nation. En effet, dans leur grande majorité, nos concitoyens estiment que la confrontation électorale étant réduite à un jeu de qui perd gagne, il était temps que cette sinistre comédie rencontre enfin ses limites infranchissables.
Dans le cas où le candidat solitaire réussissait quand même à fabriquer un candidat à sa mesure, l’Histoire se chargera de lui rappeler qu’en politique, il arrive souvent que le fabricant aille à la poubelle en même temps que le jouet cassé.
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Brèves nationales
Forces de défense et de sécurité :
Les picoreuses et la Dévoreuse
Comme chaque année depuis les tragiques événement du Ramadan 2000, le chef suprême des Armées s’est déplacé jeudi denier au Camp Cheik Osman pour partager le repas de rupture du jeûne avec les officiers de l’armée nationale. Cette tournée des popotes au demeurant fort sympathique, cache cependant une réalité peu glorieuse de la situation des forces de défense et de sécurité sous ce régime de mauvaise gouvernance et de favoritisme éhonté. Ainsi, il est loisible à tout un chacun de constater que l’institution militaire, bénéficiant pourtant du deuxième chapitre au Budget national, est dans un état de délabrement avancé, alors qu’un nouveau corps créé sur l’initiative de la Présidence et pompeusement baptisé Garde Républicaine, paraît quant à lui particulièrement choyé. C’est un secret de Polichinelle : cette nouvelle unité bénéficie de toutes les attentions du régime. Logée dans l’ancien Camp des parachutistes de l’AND, cette garde (personnelle ?) dispose d’une caserne sans cesse rénovée et d’équipements que leur envient les autres militaires des FAD.
Au chapitre des cadeaux généreusement fournis aux éléments de cette fameuse garde présidentielle, en plus d’un salaire intéressant, on cite généralement le khat gratuit, les rations alimentaires gratuites pour les familles et des primes vestimentaires pour les fêtes.
En outre, les conditions de vie et de travail dans cette caserne new look seraient particulièrement appréciables, si l’on en juge par la qualité des équipements mis à la disposition des pensionnaires : une salle informatique avec du matériel dernier cri, une infirmerie ultramoderne et, last but not least, des installations sportives dont un terrain de football agréable avec du gazon synthétique ! Est-ce donc pour faire oublier toutes les largesses accordées à la garde présidentielle que le chef suprême des Armées a choisi de passer une soirée de Ramadan avec les FAD, au son de la musique (religieuse) de la troupe Harbi ? Peut-être…
Il est quand même pitoyable de voir des militaires américains remettre en état, à leurs frais, le laboratoire et les toitures du collège Charles de Foucault, tandis que le régime préfère investir dans l’achat de matériels d’écoute téléphonique et dans l’embellissement d’une caserne de la garde présidentielle !
Gestion de vraie problématique :
Le Premier ministre crève l’écran
Bien que bénéficiant du premier chapitre du Budget national, l’Education nationale reste un des principaux récipiendaires des dons extérieurs. Cette année, les Américains ont tenu à colmater comme il se doit une brèche béante ouverte par la mauvaise gouvernance dans les écoles primaires publiques, en remédiant au manque cruel des fournitures scolaires. Ainsi, près de 40.000 kits scolaires ont été remis aux autorités djiboutiennes à l’intention des écoliers de notre pays. Toujours à l’affût des médias, le fringant Premier ministre a tenu à remettre lui-même les premiers sacs à dos, ardoises et crayons offerts à son gouvernement par les Etats-Unis d’Amérique. A travers le petit écran, nos concitoyens ont suivi, certains amusés, d’autres dépités, le triste spectacle de la fameuse gestion de vraie problématique, généreusement mise en scène par la RTD, avec le concours financier du contribuable américain : la lutte contre le terrorisme international vaut bien quelques gestes humanitaires, et tant pis si cela permet à un régime foncièrement impopulaire d’être artificiellement maintenu en vie.
Liberté de la presse menacée :
Qui se sent nerveux se couche !
Suite à la plainte déposée contre notre journal par un ministre frileux, de nombreux lecteurs nous ont fait part de leur indignation et cherchent à comprendre les raisons de cette fièvre gouvernementale. Pour notre part, nous sommes déterminés à défendre les libertés publiques pour lesquelles tant de démocrates sont morts. Aussi, perd-il son temps, ce régime cherchant un nouvel élan susceptible de masquer son piètre bilan. En fait, dans cette affaire, tout semble cousu de fil blanc : l’organe de presse de l’ARD est devenu le cauchemar du pouvoir, en osant dénoncer sans cesse la dure réalité imposée à notre Peuple. Il combat la philosophie du Rien Pour le Peuple affamant la majorité en vue d’engraisser une minuscule classe d’affairistes pillant ici pour roupiller ailleurs.
Tournée partisane du Ramadan :
L’UAD fait le plein, le RPP rencontre le vide
Les longues veillées du Ramadan sont propices aux activités partisanes. Pendant que les dignitaires du régime écument la ville à la recherche d’oreilles complaisantes avec, pour seul argument, une distribution massive de khat, l’UAD mobilise à tour de bras. Ainsi, jeudi dernier, l’état-major de l’UAD s’est rendu à l’avenue Nasser au siège du MRD, où l’attendait une nombreuse jeunesse enthousiaste. Les dirigeants de l’UAD se sont adressés à cet auditoire combatif et le message est bien passé. La dizaine d’indicateurs des services de renseignements en faction aux alentours du lieu du meeting en sait quelque chose.
Par ailleurs, un long cortège de dignitaires RPP, escorté par des véhicules de police avec gyrophare, a fait relâche lundi dernier dans les annexes 4 et 6 du parti au pouvoir. Les visiteurs étaient plus nombreux que les visités ! Malgré les moyens déployés, les pontes du régime ne réussissent qu’à faire le vide où ils passent.
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Les transitaires en colère
VERS UNE BRADERIE ANTINATIONALE ?
Sous diverses formes, notre peuple entretient depuis des siècles avec ceux de l’Ethiopie des relations commerciales basées sur le respect des intérêts mutuels, et ceci bien avant la création du caravansérail de Bati au cours du 18ème siècle par des commerçants originaires de Tadjourah et la conclusion de l’accord relatif à l’utilisation du Port de Djibouti et le transit des marchandises, basé sur le droit et la pratique internationale. Mais les deux pays n’ont toujours pas convenu des modalités de mise en œuvre de cet accord qui risque de léser les intérêts des transitaires djiboutiens. Réalité tire la sonnette d’alarme.
Au cours de la 8ème session de la Commission mixte ministérielle, qui a eu lieu à Djibouti du 18 au 20 mai 2004, les deux parties éthiopienne et djiboutienne seraient parvenues à un accord sur la mise en œuvre du connaissement direct qui doit prendre effet après les modalités convenues entre les deux pays et finalisé en décembre 2004. nous n’en sommes malheureusement pas encore là ! rappelons qu’en 2000, les transitaires nationaux avaient déjà tiré la sonnette d’alarme, lorsque, à la demande, du gouvernement éthiopien, la Banque Commerciale Ethiopienne ne délivrait de lettre de crédit qu’aux seuls importateurs passant par l’Ethiopian Shipping Lines, société d’Etat bien entendu.
Devant la levée de bouclier des transitaires djiboutiens, cette compagnie avait précisé qu’il ne s’agissait que des marchandises en provenance de la dizaines de ports touchés par sa flotte. Or, l’essentiel des marchandises à destination de l’Ethiopie provient du continent asiatique et singulièrement des ports chinois, que ne touche justement pas la flotte de l’Ethiopian Shipping Lines.
Nous nous souvenons tous qu’en 2001, il avait été quelque temps question que seuls nos transitaires nationaux assureraient le transit et le transport (par voie terrestre) des marchandises touchant le Port de Djibouti. Le gouvernement djiboutien était à l’époque engagé dans un bras de fer avec notre puissant voisin éthiopien dans l’interminable règlement de la question somalienne. Devant la protestation de notre principal partenaire commercial, les autorités djiboutiennes avaient dû reculer.
Cette fois-ci, ce sont les transitaires djiboutiens qui risquent de faire les frais de l’accord en cours, s’il est finalisé en décembre de cette année, tel que proposé par la partie éthiopienne. Il s’agit tout simplement de la mise en œuvre du connaissement direct, qui est une pratique courante dans le commerce international, permettant d’acheminer les conteneurs unifiés des ports de chargement aux points de livraison dans un document unique, en utilisant au moins deux modes de transport aux moindres coût et délai. Point d’interface pour les marchandises et les navires, le Port Autonome International de Djibouti ne serait en aucun cas lésé par cette pratique. Mais là où le bât blesse, c’est qu’après la proposition éthiopienne sur les modalités de mise en œuvre du connaissement direct, « l’Ethiopian Shipping Lines sera désigné comme Le transporteur pour toutes les importations éthiopiennes », ce qui est inadmissible car cette proposition conduira inévitablement les autres transporteurs, agents maritimes et transitaires à mettre à court terme la clé sous le paillasson.
Cette proposition n’arrange d’ailleurs pas les importateurs et commerçants éthiopiens eux-mêmes, qui ne pourront alors plus avoir accès à l’offre variée des transporteurs et des transitaires djiboutiens et donc du délai de livraison plus rapide et du coût moins élevé qu’impliquerait une saine concurrence. Constitués en association de défense, ils attendent avec anxiété que les deux parties parviennent à un accord qui ne lèse pas leurs intérêts. Comment la partie éthiopienne peut-elle sérieusement parler de droit et de commerce international dans un pays où l’Ethiopian Shipping Lines se trouve en situation de monopole ?
L’acceptation par la partie djiboutienne d’une telle proposition serait un cas sans précédent de bradage d’intérêts commerciaux vitaux. Il se murmure dans les broutoirs djiboutois que le candidat unique à sa propre succession, ayant lamentablement échoué à imposer son poulain en Somalie, serait en quête, faute de soutien populaire dans son pays, du sponsoring politique de son puissant voisin pour la reconduite de son mandat présidentiel et serait sur le point de donner son aval à cette inadmissible proposition.
« Réalité », qui suit de près ce dossier, interpelle le ministère de l’Equipement et des Transports, en charge côté djiboutien, de conduire les négociations avec notre partenaire éthiopien, et exige que soit trouvé un arrangement respectant les intérêts de partenaires commerciaux et voisins condamnés à s’entendre.
Il est vrai que ledit ministère est ces derniers temps très affairé dans la récupération de plusieurs centaines de millions de nos francs, qui se seraient volatilisées du Fonds d’Entretien Routier.
A suivre…
Comprendre les Afar (1)
CULTURE |
Quel est le peuple de la région qui ignore aujourd’hui l’origine du nom qu’il s’est lui-même donné au début de son histoire ? C’est le peuple ‘Afar, dont nous allons traiter cette semaine la dénomination, la répartition géographique, la structure et l’Histoire antique.
Transcription : sans aucune prétention scientifique, le texte qui suit se veut uniquement documentaire. Raison pour laquelle nous avons choisi une transcription simplifiée privilégiant la visibilité phonétique au lecteur. Seul le arabe est transcrit par ‘.
Dénomination : ‘Afar, Danakil et Adal
‘Afar : c’est ainsi que ce peuple se nomme lui-même alors que, paradoxalement, cet ethnonyme n’apparaît pour la première fois dans l’Histoire qu’en 1967, avec la création du Territoire Français des Afars et des Issa.
Nul ne sait aujourd’hui ce que cette appellation ‘Afar signifie, même si certains chercheurs l’ont rapproché de l’Ophir biblique. Pour sa part, Didier Morin pense, à l’instar de Heudebert, qu’il faille rapprocher cet ethnonyme de la tribu Al ‘Afar, vivant dans l’émirat d’Oman, et dont l’ancêtre éponyme serait « une femme nommée ‘Afra, forme que l’on retrouve dans la généalogie de Haral Mâhis, l’ancêtre des tribus régnantes afares ». L’auteur suggère même une piste régionale « cette tribu de l’Oman, à la différence des autres, est totalement enclavée, sans accès à la mer, ce qui pourrait expliquer une émigration partielle, sur une route plus au nord que celle suivie par les Mahra en direction de Bosaso, sur la côte somalie ». Quoi qu’il en soit, les flux migratoires entre la péninsule arabique et le peuplement primitif ‘Afar vivant sur cette côte de la Mer Rouge est attestée par la tribu des Hadarmo ( qui signifie originaire de Hadramout au Yémen) : en République de Djibouti, elle s’appelle ‘Ablé.
Danakil : c’est le nom sous lequel les tribus arabes du Yémen connaissent les ‘Afar. Il s’agit d’une généralisation du nom de la tribu Dankali, vivant dans la région de Baylul au nord d’Assab et pratiquant de tout temps la navigation et la pêche. C’est une des plus vieilles tribus ‘Afar classée dans la catégorie des Suget (voir plus loin la signification de ce terme).
Adal ou Oda’Ali : là encore, il s’agit de la généralisation à toute cette ethnie du nom d’une de ses tribus : celle des Ad’ali. Les ‘Afar dans leur ensemble sont connus sous cette appellation par les Somali et les Amhara, ce qui suggère leur contactdans le cadre du sultanat Adal, implanté sur un vaste territoire allant de Zeyla’ à Awsa. A ce chapitre, même si les différents peuples de la région revendiquent l’origine du dénommé Ahmed Gragne, il convient de rappeler que sa femme Bati était la fille de l’imam Mahfuz, qui dirigeait ce sultanat et elle était surnommée Dêle-wân-bara : littéralement celle que l’on ne peut pas repousser en ‘afar.
Situation géographique
Les ‘Afar habitent aujourd’hui dans trois pays : Djibouti, l’Erythrée et l’Ethiopie sur un territoire couvrant environ 120.000 km2. Pour de nombreux raisons, autant techniques que politiques, leur nombre ne peut être déterminé avec exactitude, même si l’on s’accorde généralement à reconnaître qu’ils sont supérieurs à deux millions. Enfin, du fait de la politique de somalisation du temps de Siad Barré (logique dans les premiers temps de la construction d’un Etat-Nation impliquant l’homogénéisation de l’espace territorial et la détribalisation d’une société profondément divisée en clans) et du chaos de la Somalie, il a été jusqu’à présent impossible de mesurer scientifiquement le degré d’ « afarité » des populations qui, enclavées dans un environnement somali, se reconnaissent une parenté avec une ethnie ‘Afar géographiquement sans contact avec elles. Par ailleurs, il convient de noter que ces groupes ‘Afar vivant en périphérie ont subi d’importantes influences des peuples qu’ils côtoyaient. Ainsi en est-il, par exemple, des Irob, habitant dans la région d’Adigrat, au nord de Mekélé : certains d’entre eux sont aujourd’hui des chrétiens Tigré.
Un processus similaire s’est probablement déroulé au sud-est : des tribus ‘Afar sont certainement devenus Somali comme des tribus Somali ont une origine ‘Afar. A cet égard, il n’est pas inutile de mentionner la correspondance entre les Eberto et les Harala (‘Afar) d’une part, les Yibir et les Harla (Somali) d’autre part. Tout comme il faut indiquer que, sans exclure l’hypothèse d’un peuplement consécutif à la déroute des troupes (Somali et ‘Afar) d’Ahmed Gragne dans le Gondar au milieu du 16ème siècle, une petite population revendiquant expressément cette origine somali mais parlant uniquement la langue ‘afar, habite une vaste zone en Erythrée, comprise entre Tî’o et la presqu’île de Bôri.
Structure
Les ‘Afar se subdivisent en deux groupes : les ‘Asahyamara (littéralement ceux qui disent c’est Rouge) et les ‘Adohyamara (ceux qui disent c’est Blanc) sans que, là encore, l’on sache exactement ce que cette différenciation recouvre. Si l’on s’en réfère à la symbolique des couleurs, et considérant que le blanc représente la sagesse et le droit, tandis que le rouge évoque la force et la guerre, il se pourrait que cette différenciation renvoie au renversement de l’ordre politico-religieux qu’a connu cette ethnie, avec la chute de la dynastie Ankala consécutivement à l’implantation de l’Islam. Pour d’autres, elle se base sur la géologie des terres occupées par les tribus : les Rouges vivant sur les terres rouges de l’intérieur (‘Alta et Dok’a) tandis que les Blancs se retrouvent sur les plaines côtières (Laa’o). Mais cette répartition territoriale n’est valable qu’en République de Djibouti.
Selon certains chercheurs, la différence entre Rouges et Blancs serait d’ordre généalogique : les premiers descendant de l’ancêtre commun Haral Mâhis (littéralement celui-qui-est-apparu-au-matin-sur-l’arbre), tandis que les seconds se subdivisent à leur tour en Suget (ceux qui étaient là, c’est-à-dire le noyau originel ‘Afar) et en Abûsamara ( les tribus nées d’un mariage soit entre Rouges et Suget, soit d’un apport extérieur, i-e d’un autre peuple). Encore une fois, cette dichotomie ne tient pas, du fait de l’existence de sultans Blancs à Tadjourah et à Rahaïta, pourtant descendant du même ancêtre que les autres chefferies Rouges. Pour Chedeville, un des meilleurs connaisseurs de ce peuple, cette opposition entre Rouges et Blancs serait essentiellement politique et consécutive à la guerre commerciale pour le contrôle des pistes caravanières qui a opposé, au 18ème siècle, le sultanat d’Awsa à celui de Tadjourah. Ce qui semble plausible, ce conflit étant la seule guerre fratricide dont se souvienne la mémoire collective de ce peuple. Cela étant, sans leur affecter une couleur spécifique, on peut considérer que les ‘Afar se divisent en trois catégories.
Les Suget tout d’abord : cette catégorie regroupe l’ensemble des tribus originelles, ne se rattachant à aucun ancêtre commun. C’est autour de ce noyau originel que les autres tribus sont venues se greffer, soit en tant que ‘Afar venus de la péninsule arabique avec une variante culturelle propre, soit descendant d’un étranger intégré au sein d’une tribu qui existe. C’est peut-être en référence à cette puissante capacité intégratrice qu’un proverbe est toujours cité avec une étonnante distance consistant à préciser que « les ‘Afar disent en guise de proverbe », comme s’il s’agissait d’un emprunt fait à une culture autre.
La seconde catégorie regroupe toute la descendance de Haral Mâhis, personnage énigmatique apparu un matin sur un arbre à Daffeynaïtou. Sa descendance se subdivise en quatre tribus Ad’ali, Dammahoyta, Modayto et Ulu’to, détenant l’essentiel du pouvoir politique du monde afar, suite à un complot politico-religieux contre les prédécesseurs Ankala. Les Abûsamara, de loin la plus importante d’un point de vue démographique, est une catégorie constituée autour de la confédération des Badoyma-Mêla et dont l’origine doit être recherchée en référence à la spécificité d’une terre dominée par le kaolin : bado.
Histoire
Comme pour autres peuples sans écritures, la recherche historique relative précédant la première attestation écrite, doit privilégier une approche pluridisciplinaire confrontant la tradition orale aux dernières connaissances en la matière.
Préhistoire : même si plus vieux ossements humains (Lucy, l’Australopithécus Afarensis puis Ramidus, ont été découverts dans des régions éthiopiennes actuellement habitées par des ‘Afar, rien ne permet d’en inférer une telle ancienneté de ce peuple, bien que son caractère fondamentalement local ne souffre aucune contestation, au grand dam de ceux qui lui cherchaient une origine sud-arabique ou même caucasienne. Toutefois, même Chedeville avait été frappé par l’archaïsme de certaines formes idiomatiques utilisées par les locuteurs de cette langue couchitique.
En fait, un bon connaisseur de la langue ‘afar trouverait facilement, dans la définition de l’humanité et de l’animalité, une référence plus que psychanalytique aux deux tabous constitutifs de la civilisation : celui de l’anthropophagie et celui de l’inceste. De même, notons pour l’anecdote que l’être humain se dit ici « celui-à-deux pattes » ! Tout comme le doigt se dit « celle-qui-grimpe ». S’il n’est pas établi que ce peuple ait à un moment de son histoire vécu dans les arbres, le fait que le même verbe désigne à la fois monter et sortir semble indiquer (comme le prouvent d’ailleurs les grottes dans la région de Bôri) que les ‘Afar auraient très bien pu être les « Troglodytes» (habitants des cavernes) dont parlait, dans les premières années de l’ère chrétienne, l’Histoire Universelle de Diodore de Sicile.
Pour sa part, Austin, l’auteur de How to do things with words ( ouvrage capital traduit en français sous le titre Quand dire, c’est faire), aurait certainement trouvé ici un matériau linguistique décisif à l’appui de son concept de self-fulfilling prophecy (prophétie auto-créatrice) : à travers, par exemple, la forme idiomatique makitti erhe ‘signifiant à la fois j’ai fait un tout et j’ai dit un tour, on voit que, là aussi, dire, c’est agir. Comment ne pas évoquer, dans ce cadre, le fameux proverbe disant « yab yâbeh, yabbâbek tibba kô mây abte » (littéralement la parole m’a crée et a créé mon père, le silence t’aurait-il créé), évoquant le mythe de la parole créatrice que l’on retrouve dans les plus anciens récits cosmogoniques ?
Antiquité : la première parenté qui vient à l’esprit, ne serait qu’en raison de la funeste pratique de l’excision et de l’infibulation, c’est celle avec le monde pharaonique. Quoique souffrant souvent d’une extrapolation abusive, beaucoup de recherches ont été entreprises ici dans ce domaine au niveau djiboutien, dans la lignée des travaux égyptologiques entrepris par Cheik Anta Diop et son école de IFAN (Institut Fondamental de l’Afrique Noire).
Diodore de Sicile avait déjà fait état des liens historiques et culturels ayant existé entre les Egyptiens du temps des pharaons et les habitants de Pount « Terre des Dieux ». De plus, il avait rapporté que les habitants de Pount avaient de tout temps vécu sur cette terre. Caractère indigène que ne possèdent pas les autres peuples sémites de la région, Amhara (Habasha) et Tigré venus pour leur part de l’Arabie Heureuse.
Même si l’Histoire contemporaine régionale, produite pour et par des idéologies d’Etat en mal de passé glorieux, a donné lieu à des récupérations de Pount, un consensus académique semble s’établir quant à sa localisation sur nos rivages de la Mer Rouge. Il convient à cet égard de lever un amalgame : lorsqu’il était question d’Ethiopiens dans l’Antiquité, il s’agissait de tous les peuples de notre région ainsi nommés en raison de la couleur de leur peau : en grec, Aetiops signifie « visage brûlé ».
Pour ce qui est de ses habitants, dont les Egyptiens eux-mêmes se disaient être les descendants, de nombreux faits linguistiques et culturels semblent les rattacher aux actuels ‘Afar. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple parmi d’autres innombrables, la forme de relation à plaisanterie « Afbêha » (signifiant à la fois la bouche d’après demain et ouverture de la bouche) qui lie entre elles les tribus pourrait s’expliquer par la cérémonie funéraire égyptienne d’embaumement du mort, transcrite sous la forme WR-KW, et dans laquelle le serpent jouait un rôle déterminant : en langue ‘afar, cela donnerait WâRi-KâW (Ouverture sur l’Eternité) ou Warri-Kâw (Ouverture du Serpent).
Tout comme l’importance du vocabulaire commun à l’afar, au latin et au grec ne peut s’expliquer que par les échanges culturels entre ces peuples durant la haute Antiquité, ce que prouverait les récits des Grecs eux-mêmes et le caractère éthiopien qu’ils reconnaissaient par exemple à Cassiopée.
A suivre …
Pendant ce temps, en Ogaden
Alors que la paix éthiopienne s’installe de Hargueisa à Mogadiscio, il nous a semblé utile d’attirer l’attention de nos lecteurs, pour compléter le tour d’horizon consacré aux Somalis dans notre rubrique Culture, à la situation dramatique que vivent quotidiennement d’autres Somali. Ceux de l’Ogaden qui, à en croire cet article paru dans Le Monde Diplomatique en août 2000, endurent une sécheresse très peu naturelle.
Sylvie Brunel
APRÈS trois années de sécheresse, l’Ogaden, au sud-est de l’Ethiopie, concentre un grand nombre d’organisations humanitaires mobilisées contre la famine. Cette catastrophe qu’on dit « naturelle » n’a, en réalité, que peu à voir avec la nature. En effet, elle représente l’archétype d’une famine mise en scène à la face du monde dans un triple dessein : attirer l’aide internationale, « capturer » une région périphérique aux tendances centrifuges, souder le peuple éthiopien dans la lutte contre une « catastrophe » à quelques semaines d’élections essentielles pour le régime
La sécheresse frappe de nouveau l’Ogaden. Les 3,5 millions de Somalis qui peuplent cette région de l’Ethiopie l’ont subie trois années de suite. Les ressources en eau se sont raréfiées, tandis que les pâturages s’épuisaient. Les difficultés climatiques, courantes dans une région sahélienne, ont mis en évidence des déséquilibres croissants entre les capacités du milieu et son utilisation.
L’économie de l’Ogaden, tournée non vers l’Ethiopie mais vers l’Est, a successivement souffert de la guerre en Somalie à partir de 1991, d’une modification des normes sanitaires en Arabie saoudite – qui l’a privée de ses exportations traditionnelles de bétail -, de sécheresses récurrentes, voire d’inondations occasionnelles, et d’une insécurité permanente. En 1999, alors même que le reste de l’Ethiopie dégageait des excédents céréaliers, l’Ogaden a connu une pénurie sévère: la sécheresse a détruit 90 % des récoltes et s’est prolongée anormalement dans le Sud. Le prix du bétail s’est effondré, tandis que celui de la nourriture explosait. La mort par inanition d’une grande partie des bovins a marqué un point de rupture.
Pourtant, il était possible aux autorités éthiopiennes, qui contrôlent les puits profonds – restés approvisionnés, contrairement aux puits traditionnels, gérés, eux, par les clans et asséchés dès le début de la crise -, d’intervenir pour répondre au déficit pluviométrique et éviter les concentrations d’hommes et de bétail autour de ces puits. Près des points d’eau, les pâturages, trop sollicités, disparaissent rapidement.
L’Ethiopie est un des rares pays d’Afrique où le système public de gestion des crises fonctionne. Un système d’alerte précoce y a été mis en place dès 1976, et la Commission de prévention des désastres (DPPC), legs de la grande famine de 1984-1985, veille à éviter les famines. Elle obtient des résultats satisfaisants grâce à des stocks de sécurité, lâchés sur les marchés en cas de flambée anormale des prix. La DPPC a ainsi pu, malgré le déficit pluviométrique, éviter la pénurie dans le Tigré, dans le nord du pays, région d’origine du premier ministre, M. Meles Zenawi.
Des distributions préventives de nourriture, un déstockage des troupeaux par la régulation du système d’achat, ainsi que la mise en oeuvre des systèmes d’alerte précoce (SAP) auraient évité le drame. Mais l’activation du SAP est entravée dans les zones pastorales, pourtant fragiles, par les restrictions de circulation imposées aux agences des Nations unies comme aux organisations non gouvernementales (ONG).
Le pays s’estime suffisamment organisé, en effet, pour que les ONG internationales n’y soient pas les bienvenues, sauf lorsqu’elles se limitent à fournir assistance technique et moyens financiers aux autorités. Leur capacité de réaction en cas d’urgence est annihilée par des tracasseries permanentes: longueur des procédures d’homologation, entraves diverses à leur activité, telles que la limitation du nombre de véhicules autorisés, l’interdiction des camions, des hélicoptères et des téléphones cellulaires, les communications devant se limiter à des échanges radio, et l’imposition de taxes importantes à l’entrée des marchandises.
L’insécurité empêche le déploiement des programmes humanitaires. En 1977, l’occupation militaire de l’Ogaden par la Somalie ouvrait un conflit international. Aujourd’hui, l’insécurité continue d’être entretenue par de nombreux mouvements séparatistes, dont les deux principaux sont l’Al Ittihad al-Islam et le Front national de libération de l’Ogaden (ONLF), soutenus par la Somalie. Le pays vit dans un état de guerre chronique, avec des affrontements constants entre des clans, entre les militaires et les rebelles, entre ces derniers et des milices civiles montées de toutes pièces par le gouvernement d’Addis-Abeba, et qui sont rémunérées en sacs de nourriture… prélevés sur l’aide internationale, notamment celle du Programme alimentaire mondial (PAM).
Les Somalis sont doublement pénalisés en Ethiopie.
D’une part, ils représentent une minorité par rapport aux peuples des hauts plateaux (Oromos, Amharas et Tigréens – ces derniers, au nombre de trois millions selon le recensement le plus récent, étant eux-mêmes une minorité par rapport aux premiers, même s’ils contrôlent le pouvoir politique), avec lesquels ils entretiennent des relations d’hostilité réciproque. D’autre part, ils constituent un peuple extrêmement divisé, cloisonné en groupes rivaux. Au plus fort de la sécheresse, les antagonismes entre clans ont ainsi privé de nombreuses familles de l’accès à la nourriture et à l’eau, notamment le long de la principale rivière de la région, la Wabé Shebélé.
Tromper l’opinion internationale
La menace d’une « somalisation » de l’Ogaden hante le gouvernement éthiopien, qui, s’il a toujours négligé le peuple somali, convoite en revanche ses terres. Cet immense espace peu peuplé pourrait constituer une frontière agricole idéale pour une nation amhara en quête d’un déversoir démographique.
Si l’Ogaden est géographiquement un Sahel aux terres peu fertiles, il recèle d’énormes quantités de gaz naturel encore inexploitées: 35 milliards de mètres cubes, selon une évaluation russe menée au début des années 80! Une firme chinoise a signé, en 1997, un contrat pour produire du gaz liquéfié avec l’aide de la Banque mondiale. Il existe même un projet de gazoduc vers Harare (Zimbabwe), où une raffinerie pourra être construite.
Quel meilleur moyen de mettre au pas cette province rebelle que d’organiser les contrôles autour des principaux points d’eau pérennes. Seuls les puits profonds sont restés en eau. Certains appartiennent à des propriétaires privés qui en font payer chèrement l’accès. D’autres sont contrôlés par l’armée éthiopienne. Ceux qui veulent en bénéficier doivent faire acte d’allégeance: ici comme ailleurs, qui contrôle la nourriture et l’eau détient le pouvoir.
En avril 1999, des militaires éthiopiens interdisaient l’accès à la rivière Wabé Shebélé, vers laquelle confluaient des milliers de familles, au prétexte qu’elle regorgeait de bactéries. Les distributions de nourriture, organisées sous la férule de l’armée là où se trouvent les plus fortes concentrations de population, facilitent le quadrillage d’un territoire jusque-là mal maîtrisé par des troupes peu amènes à l’égard des populations locales.
La volonté de mainmise des autorités sur cette région s’est exacerbée avec la perspective des élections générales (qui se sont tenues à la mi-mai, sauf dans l’Ogaden, où elles ont été repoussées à ce mois d’août). Remportées de façon écrasante par la coalition au pouvoir, elles désignaient les membres des conseils des neuf Etats fédéraux – les organes législatifs régionaux – et des régions administratives particulières, mais aussi les députés de la Chambre des représentants, organe législatif fédéral.
Pour Addis-Abeba, l’enjeu somali est de taille, en raison du principe d’autodétermination adopté par le gouvernement de M. Meles Zenawi. En Ogaden, les précédentes élections, en 1993, avaient porté au pouvoir des responsables locaux fortement tentés par l’indépendance. Ce n’est qu’en finançant des partis « amis » que le gouvernement central a réussi à limiter les dégâts, au prix d’un renforcement musclé de la présence armée, financée en partie par l’aide américaine.
En 1999, Human Rights Watch dénonce la « guerre secrète » de l’Ogaden: la province est devenue un immense camp militaire à huis clos où l’armée multiplie les exactions, emprisonne, massacre, interdit l’accès à l’eau. Au plus fort de la sécheresse, en avril, l’armée d’Addis-Abeba change de tactique et revêt la panoplie inattendue du bon Samaritain humanitaire. Elle transporte les vivres et organise les secours. Même si les quantités distribuées sont plus qu’insuffisantes – et les conditions dans lesquelles se font les distributions très éloignées des méthodes employées par les « vrais » humanitaires -, l’objectif est clair: l’impact de distributions de nourriture, à quelques semaines du scrutin, ne peut que jouer en faveur des candidats d’un gouvernement fédéral qui peine jusqu’ici à imposer sa légitimité.
Cependant, les moyens manquent: la guerre de tranchées fratricide entre l’Ethiopie et l’Erythrée absorbe les forces vives du pays depuis mai 1998. Elle s’est révélée ruineuse en hommes, en matériels, en moyens financiers. Recueillir l’aide internationale en soudant les Ethiopiens autour d’une catastrophe nationale devient un excellent calcul pour le régime. Prétextant le manque de routes et d’infrastructures de transport, le gouvernement concentre les médias et les agences d’aide dans une zone calme parce que bien contrôlée par les militaires.
Son épicentre est la ville de Godé, où se trouve un des rares aéroports de cette région sous-équipée. Au total, tous les reportages des médias du monde sur la « famine en Ethiopie » sont issus de la même zone de cinquante kilomètres de rayon. La grande majorité d’entre eux sont tournés à Denan, petite ville distante de 40 kilomètres de Godé, où la famine est particulièrement « visible ».
Symboles de désolation absolue, des cadavres de vaches mortes jalonnent la route qui va de Godé à Denan. Les cadavres ont été traînés le long des routes, soigneusement alignés, redressés chaque fois que possible pour mettre en scène la famine. Les autorités conduisent les Occidentaux au cimetière de Denan pour leur montrer quelques tombes d’enfants fraîchement creusées et prennent à partie la communauté internationale, accusée d’avoir trop tardé à envoyer des secours. Sans préciser qu’il y a peu, elles refusaient encore toute présence humanitaire occidentale.
En avril 2000, l’Ethiopie se voit promettre cinq fois plus d’aide alimentaire qu’il n’était prévu avant la médiatisation de la famine: près de 900 000 tonnes, un montant considérable, qui n’est même pas conditionné à l’arrêt des combats avec l’Erythrée, Addis-Abeba ayant catégoriquement refusé un tel « chantage ». Un montant surtout sans rapport avec le nombre réel des affamés.
Les organisations humanitaires hésitaient, en mars 2000, à estimer le nombre des victimes. Le chef de mission sur place avançait prudemment qu’un million de personnes environ, soit un peu moins du tiers de la population de l’Ogaden, ont besoin d’une aide alimentaire urgente. Pourtant, début avril, le gouvernement annonce que deux millions de personnes sont frappées par la famine. En quelques jours, le montant des affamés double, passant à quatre millions, puis double encore pour atteindre huit millions… Une visite sur place de la directrice du PAM, que les autorités promènent dans le nord du pays, au Tigré, géographiquement situé à l’opposé de l’épicentre du sinistre, amène l’estimation à doubler une fois encore pour atteindre seize millions de personnes! Le gouvernement éthiopien, relayé par le PAM et l’Unicef, réclame désormais une aide pour tout le nord du pays en prétextant la sécheresse. Présente dans le Tigré, l’ONG britannique Save the Children n’y observe pourtant pas de détérioration de la situation nutritionnelle.
Ce nombre impressionnant de seize millions est une extrapolation plus que hasardeuse à partir d’une réalité géographiquement très limitée, celle de la malnutrition aiguë autour de Godé. Il correspond à la totalité des personnes vivant dans les régions de la Corne de l’Afrique frappées peu ou prou par le déficit pluviométrique.
On sait, pourtant, que tous ne seront pas également touchés: comme un tamis, la famine sélectionne les individus les plus vulnérables. Mais l’appel est entendu. 900 000 tonnes de céréales sont promises par les donateurs.
Un tel montant permet de subvenir au déficit alimentaire chronique en Ethiopie, qui fait partie des dix-sept pays du monde dits de « risque majeur » sur le plan alimentaire. Un apport précieux pour un Etat en guerre et en période électorale. Mais les affamés de l’Ogaden risquent de n’en voir qu’une faible partie, d’autant plus que les ports de Djibouti et de Berbera – ceux de l’Erythrée étant catégoriquement exclus par le gouvernement de M. Zenawi – sont dans l’incapacité matérielle d’absorber de tels tonnages.
Cette catastrophe humanitaire n’a que peu à voir avec la nature. Le gouvernement éthiopien a cyniquement tiré argument de la sécheresse en Ogaden pour obtenir de donateurs, jusque-là réticents à alimenter un pays en guerre, le maximum d’aide en un minimum de temps.
Sylvie Brunel
Somaliland-Somalie(s)
UNE GUERRE CONTRE L’ESPOIR
Moins de trois semaines après l’élection du leader du Puntland comme Président intérimaire de la Somalie, les relations conflictuelles entretenues entre cette région et le Somaliland voisin ont malheureusement dégénéré en affrontements frontaliers d’une extrême violence le week-end dernier. Il y a quelques numéros de cela, nous avions salué la désignation à Nairobi du colonel Abdillahi Youssouf, espérant que la stabilité serait enfin restaurée à Mogadiscio et que cela ouvrirait la voie à de futures réconciliations avec le Somaliland.
Dans la seule journée de vendredi 29 octobre, les affrontements entre les troupes du Somaliland et celles du Puntland auraient fait plus d’une centaine de morts. Les combats se seraient déroulés à une trentaine de kilomètres au nord de Las Anod, précisément à Adi-Addeye, et auraient pu faire plus de victimes si des pluies torrentielles ne s’étaient abattues dans la région.
Ce n’est pas la première fois que les deux forces armées des deux voisins s’affrontent, un problème frontalier les opposant depuis la sécession et la proclamation de la République du Somaliland en 1991. En effet, alors que le Somaliland s’attèle à recouvrer l’ensemble de ses frontières héritées du colonialisme britannique, le Puntland a toujours revendiqué sa souveraineté sur cette partie Est du Somaliland, dépendant de son autorité sur la base de considérations tenant à la structure traditionnelle.
Toutefois, les autorités du Somaliland, tant sous le regretté Egal que sous l’actuel Chef de l’Etat Rayaleh, ont opté pour un profil bas face à cette situation difficilement acceptable et dangereuse pour la stabilité, au risque de retarder tout espoir d’une reconnaissance internationale ; la nouvelle donne politique en Somalie y étant pour beaucoup.
Ainsi, dès la proclamation des résultats définitifs portant Abdillahi Youssouf Ahmed à la tête du pouvoir intérimaire somalien au Kenya, les autorités du Somaliland n’ont pas caché leurs inquiétudes. Un Conseil de ministre extraordinaire tenu aussitôt a appelé à la mobilisation générale, excluant sans équivoque tout retour dans l’ensemble somalien.
Bien que le Président Abdillahi Youssouf ait promis de favoriser le dialogue avec le Somaliland, pour ce dernier, le nouvel homme fort de la Somalie demeure avant tout un Chef de guerre et estime aujourd’hui que, sans son accord, l’armée du Puntland ne l’aurait pas agressé.
Ses craintes se fondent par ailleurs sur deux points :
1) porté à la tête de l’Etat Somalien, Abdillahi Youssouf jusque-là considéré comme un redoutable chef de guerre par son voisin somalilandais, profite de sa nouvelle situation et de son rang auprès de la communauté internationale, pour mettre fin à tout espoir d’indépendance du Somaliland et se met au-dessus de toutes les autres factions somaliennes au rang desquelles il rabaisse le Somaliland ;
2) son appel à une interposition militaire internationale pour désarmer les milices autres chefs de guerre concerne également le Somaliland et le place ainsi dans une situation d’instabilité, son indépendance n’étant pas reconnue par le pouvoir central de Mogadiscio ni cette communauté internationale prônant l’intégrité territoriale de l’ancienne République Démocratique de Somalie. Même si le nouveau Président intérimaire avait pris les devants pour proposer une solution pacifique à la réintégration du Somaliland dans le giron somalien lors de son investiture. Seulement, voilà que trois semaines après, de violents affrontements démentent cette démarche par le dialogue.
Aujourd’hui, le Somaliland accuse ouvertement l’ex-chef du Puntland d’avoir mobilisé ses milices pour le déstabiliser, et va même jusqu’à exhorter l’Ethiopie, avec qui les deux belligérants entretiennent d’excellentes relations, à contrôler sa population de la région de l’Ogaden dont une partie de la guérilla de l’ONLF (Ogaden National Liberation Front) aurait pris part à cet affrontement armé.
Une telle régionalisation est extrêmement lourde d’implications car cette accusation peut servir de prétexte à l’Ethiopie, soutenue en cela par la coalition internationale contre le terrorisme, pour réprimer une population de l’Ogaden au sein de laquelle le mouvement séparatiste compte beaucoup de sympathisants, et dont l’une des composantes est accusée de connivence avec la nébuleuse Al-Qaïda.
A l’heure où une nouvelle famine se profile en Ethiopie, selon l’avertissement lancé par le système des Nations Unies, et gardant à l’esprit l’arme redoutable que peut constituer l’aide alimentaire, des jours difficiles sont donc à craindre pour les civils de l’Ogaden.
Ce premier accrochage meurtrier depuis la nomination du Président de la Somalie augure de lendemains difficiles pour la région et pour la somalie en particulier. Néanmoins, il n’est un secret pour personne que l’Ethiopie domine la nouvelle politique régionale de la Somalie et du Somaliland, et qu’à ce titre elle se doit de jouer le rôle de pompier dans le bourbier somalien.
Une croyance locale, d’inspiration animiste, veut qu’il pleuve à chaque fois que la terre nourricière a besoin d’être purifiée du sang humain dont elle a été souillée. Les dernières pluies qui se sont abattues dans la région où des frères se sont massacrés étaient vraiment les bienvenues à tous égards. Mais, il serait préférable qu’il pleuve sans qu’il y ait du sang humain à laver.
Une force internationale d’interposition pourrait donc être la bienvenue, à condition que sa mission soit réduite à la seule pacification de la Somalie de Mogadiscio.
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