Quel bilan dresser de la presse Djiboutienne ?
De Kadar Abdi Ibrahim, enseignant de mathématiques à l’université de Djibouti
Le dimanche 3 mai 2015 correspond la journée mondiale de la liberté de la presse. Djibouti célébrera comme partout dans le monde et comme toute « journée internationale de …» avec fracas, grandeur et apparat. Un regard s’impose.
1. Presse privée : inexistante
« La notion de médias indépendants est étrangère au pays. (…) Les quelques journaux d’opposition ont disparu du paysage médiatique au fil des ans ». C’est par cette note succincte et assassine, dans son rapport annuel de février 2014, que Reporter sans frontières brosse la situation du paysage médiatique de notre pays et met en lumière la singularité qui distingue Djibouti des autres pays d’Afrique, en général, et des pays voisins, en particulier, où pullulent la presse écrite et audio-visuelle. Un seul journal. Une seule radio. Une seule télévision. L’exception Djiboutienne, dans toute sa dissymétrie saisissante.
Pourtant, la fin des années 80 et le début des années nonante voient éclore plusieurs titres éphémères de quelques feuillets souvent bimensuels : Le Combat, Horizons, Le Démocrate, la lettre de la coordination, Le Salut, Renouveau, Réalité, Le Républicain… Mais, depuis bientôt une quinzaine d’années, la presse privée dite « indépendante » appartenant à l’élite politique, utilisée comme instrument de contre-pouvoir qui influence et modèle les esprits, subit un acharnement qui l’a encalminé, de la part d’un pouvoir fragile, se sentant menacé comme s’il avait le « trouillomètre » à zéro, concevant toute critique n’allant pas dans le sens de sa volonté, aussi constructive soit-elle, comme une attaque et surtout conscient du pouvoir potentiel d’une presse libre lui échappant. C’est pourquoi, une telle presse, vue comme une grenade dégoupillée et la revendication d’un desideratum, est interdite. Impossible dès lors pour elle, de se mettre en place, de se déployer et de durer.
Les méthodes utilisées restent les mêmes. Inquiéter. Intimider. Terroriser. Confisquer. Emprisonner. Le moindre article pointant du doigt les errements du gouvernement provoque l’ire du pouvoir, mettant en route toute une mécanique bien huilée et se transforme en un prétexte dont le purgatoire reste la prison de Gabode, en passant entre autres, par le bureau du procureur de la république. Depuis, diverses allégations fallacieuses et toute une kyrielle de charges (diffamation, propagation de fausses informations,…) ont été utilisées pour mettre hors de champ et légitimer l’interdiction de publication.
D’autre part, en ne dédouanant pas le régime, il faut reconnaître que la presse non officielle appartient aux partis politiques et non à des groupes de presse. De facto, il s’agit d’une presse d’opinion et par conséquent militante dirigée par des politiciens sans formation journalistique, sans un plan de financement, sans perspective tracée, défrichant sur le tas le métier, ses us et coutumes, son environnement, à l’exception de Daher Ahmed Farah au temps du Renouveau, et dont les parutions ressemblent davantage à des scribouillards qu’une vraie édition de professionnels. Cela va sans dire que tout l’objectif de cette presse porte le sceau de la voix d’une tranche de la population et se focalise en la diffusion d’un message mobilisateur qui la rend indubitablement guindée. Ce qui explique, en partie, aussi, sa disparition, privant par conséquent des Djiboutiens d’une information pluraliste.
2. RTD et La Nation : Dans une logique d’embrigadement et de soumission
La RTD et La Nation résorbent à eux seules toute l’information et jouent un rôle essentiel pour le gouvernement, qui, ayant compris que la manipulation de l’information est un pouvoir efficace, impose son monopole et l’utilise comme organe de propagande.
En effet, les médias officiels, instrumentalisés, « se font le porte-parole du gouvernement »-dixit le rapport de 2014 de RSF page 27- et s’attachent, sans cesse, à escamoter les réalités ou pire à les dénaturer niant les faits et décrivant des situations les plus reluisantes pour orienter, anesthésier la population et rassurer les partenaires étrangers. Cette presse à la phraséologie gouvernementale dont l’exploitation des moyens technologiques du 21ème siècle avance à la godille, se réduit en un canal de transmission du message étatique, un média de communiqué relayant les déclarations officielles. Pour ainsi dire, elle se contente du factuel en vulgarisant les événements comme les séminaires, les rencontres officielles, les poses de pierre des projets éléphant blanc, qui pour la plupart ne voient jamais le jour, les activités du parti au pouvoir. En somme une presse inféodée à l’UMP. Pour preuve, la diffusion récemment en live du dernier congrès du RPP et la multiple rediffusion dans son intégralité. Pour quel autre parti du pays cela est-il possible ?
Une autre critique que l’on peut adresser à l’endroit tant de la presse écrite qu’audiovisuelle, autre que son contrôle par le pouvoir et son assujettissement est l’inexistence d’un travail d’analyse de fond sur la situation socio-politico-économique du pays. L’on remarque depuis une quinzaine d’année la disparition systématique de toutes les émissions politiques à la RTD. Les émissions très prisées d’une certaine époque telles que “Maxa Ka Run Ah”, “Kulaan”, “Gros Plan”, “Dhagan iyo Sugaan”, nécessité nationale et épine dorsale de l’intérêt publique ont complètement disparu du paysage audiovisuel de Djibouti (PADD). Idem à La Nation quant aux rubriques “Gor-Gor”, “Le billet d’Abdallah”, “La page du courrier des lecteurs” qui permettait à beaucoup de Djiboutiens de réagir sur la situation du pays. Autant dire que depuis, c’est le désert total, entraînant un désintéressement du lectorat qui se tourne vers la presse internationale. Le peu de Djiboutiens qui achètent encore La Nation ne se précipitent-ils pas immédiatement sur la catégorie « Appels d’offres » ?
Et que dire de nos journalistes ? Devant la gestion « hitlérienne » de l’information et le visage marmoréen de leur hiérarchie, les journalistes, impuissants, dans une apathie débonnaire et pusillanime les paralysant, ont, quant à eux, courbé l’échine depuis bien longtemps, et se cantonnent uniquement dans un rôle de panégyriste dont la figure allégorique parsème leur discours mi-chèvre mi-chou dans leur travail que les plus honnêtes d’entre eux considèrent comme des longs pensums.
3. Propositions : Pour un « Printemps» de la presse Djiboutienne
Classé 172ème pays sur 180 dans le classement mondiale de la liberté de la presse en février 2015, et face à cet anéantissement, la nature ayant horreur du vide, les Djiboutiens se jettent tous dans les réseaux sociaux, « commères des bains de maures » selon l’expression, devenus la première source d’informations où circulent comme une traînée de poudre, pêle-mêle, tous les ragots de radio-trottoir dont il faut passer au peigne fin pour démêler de la vraie fausse information.
Devant ce constat pas du tout emballant, il ne s’agit pas de rester dans la ritournelle classique, ni d’ailleurs de « raboter », mais dans un esprit résolument moderniste, il est temps que les journalistes Djiboutiens, maintenus dans une médiocrité profonde et inquiétante, réalisent « le printemps » de la presse Djiboutienne. Cela passe obligatoirement par entre autres :
*) La tenue des Etats généraux de la presse, pas un simulacre de discussions comme cela a été pour l’éducation nationale ;
*) En la création d’un observatoire des métiers de la presse ;
*) D’une presse privée tant par les partis politiques que des groupes de presse ;
*) D’une révision et surtout d’un assouplissement de la loi relative à la liberté de la communication de 1992 ;
*) Renforcer le syndicat des journalistes et cesser de le cloner comme il est d’usage chez nous ;
*) Développer l’émergence des médias en ligne…
Chers journalistes, il est temps de laisser sonner les clairons de l’émancipation et de quitter votre position qui vous fait passer pour une horde de naïfs qui braient de complaisance afin de poser les premiers jalons d’un journalisme indépendant et de qualité.
Kadar Abdi Ibrahim