L’existence de la République de Djibouti, « petit État » de la Corne de l’Afrique qui joue « dans une division plus élevée » que celle à laquelle il devrait normalement prétendre, est un paradoxe, comme l’illustrent et le déchiffrent Sonia Le Gouriellec, politiste de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) (1), et David Styan, dont l’approche est plus exclusivement économique (2).
Produit presque involontaire des hasards du partage colonial, Djibouti a trouvé depuis une vingtaine d’années une niche particulièrement astucieuse : l’indépendance internationalement négociée. Le pays se trouve dans une zone de tempête géopolitique qui affecte peu son territoire : depuis l’indépendance en 1977, on note seulement deux attentats terroristes (1990 et 2014, deux morts) et une arrivée massive de réfugiés éthiopiens – 20 000 soldats et 32 000 civils en 1991, lors de la chute du régime communiste d’Addis-Abeba – sans qu’il en résulte une seule victime. L’insurrection afar de 1991-1994 causa plus de pertes, mais qui ne furent pas officiellement dénombrées. Quant aux grandes guerres civiles voisines – entre Éthiopie et Somalie, aux centaines de milliers de victimes -, elles ne menacèrent jamais l’autonomie étatique djiboutienne. Car, pendant la guerre froide, Djibouti s’était placé directement sous la protection française (et indirectement celle de l’Alliance atlantique); puis, dans la mondialisation qui lui succéda, l’État négocia un positionnement poststratégique multipolaire.
Les autorités locales ont compris que la stratégie « du faible au fort » était périmée, dans la mesure où les forts sont eux-mêmes entrés en compétition, nouant et dénouant des liens contradictoires dont la régulation dépasse les faibles. Sept puissances militaires disposent d’installations à Djibouti : France, États-Unis, Chine, Japon, Italie, Allemagne, Espagne. D’autres attendent de pouvoir s’implanter (Russie et Arabie saoudite). D’où un équilibre complexe, qualifié de « paisible » par le régime et de « fragile » par l’opposition.
Si Sonia Le Gouriellec offre une lecture « de l’intérieur », David Styan s’attache davantage à la complexité des échanges commerciaux, d’où la prolifération des sigles internationaux… Il replace notamment le port de Doraleh tant dans le contexte des initiatives chinoises sur le continent (proportionnellement à sa population, Djibouti est dans le peloton de tête des investissements de Pékin en Afrique) que dans l’ambition mondiale des nouvelles routes de la soie. Les deux auteurs ne traitent que peu (ou pas) du pouvoir népotique qui est le fonds de commerce de Djibouti, ce que résume bien une citation de WikiLeaks : « Djibouti est moins un pays qu’une cité-État commerciale contrôlée par un homme. » Ainsi, quand M. Abdourahman Boreh, partenaire commercial et associé politique du président Ismaïl Omar Guelleh, en poste depuis 1999, afficha des ambitions présidentielles, il devint son ennemi politique n° 1. Sa fuite aux Émirats arabes unis, dont il possède la citoyenneté, conduisit à une crise politico-juridique majeure entre les deux pays et à une brutale rupture contractuelle qui profita aux Américains et aux Chinois. On aimerait avoir l’opinion chinoise sur ce que représente M. Boreh dans l’équation…