La candidature de Djibouti pour diriger l’Unesco? Une «indécence»
Un collectif d’hommes et de femmes de culture s’adresse au comité exécutif de l’Unesco, qui se réunit du 10 au 26 avril, pour dénoncer la candidature de Rachad Farah, ambassadeur de la République de Djibouti à Paris, au poste de directeur général de cette organisation des Nations unies : « Ce candidat est le porte-drapeau d’un régime patrimonial qui a ruiné le pays et qui l’éloigne chaque jour des objectifs de développement que l’Unesco s’efforce de promouvoir. »
Lettre ouverte aux membres du Comité exécutif de l’Unesco
Excellences,
Le Comité exécutif de l’Unesco dont vous êtes membres doit prochainement procéder à l’élection du directeur général de cette organisation. Son Excellence M. Rachad Farah, ambassadeur de la République de Djibouti à Paris, s’est porté candidat. Nous, artistes, écrivains, hommes et femmes de culture de Djibouti, d’Afrique et du monde, vous exprimons ici notre totale opposition à la candidature du représentant de la République de Djibouti.
Evacuons d’emblée l’aspect personnel : les Djiboutiens ne lui reconnaissent aucune contribution intellectuelle ou autre digne d’être citée. Certes, par son entregent, une université japonaise a décerné au chef de l’Etat djiboutien un titre de docteur honoris causa censé consacrer sa contribution au développement de la riziculture : du riz dans le désert, qui n’en rit ?
Plus sérieusement, ce candidat représente un régime qui est la négation de l’idée de progrès social : il n’existe à Djibouti aucune presse libre, aucune organisation libre, les syndicalistes sont harcelés, tous les artistes embrigadés ; même l’Armée a sa troupe artistique chantant les louanges du parti au pouvoir. Ce candidat est présenté et appuyé par un régime dictatorial qui figure parmi les derniers dans les classements internationaux en matière de liberté de la presse, de transparence budgétaire ou de développement humain. Ce régime bafoue tous les jours de manière éhontée les valeurs et les idéaux portés par l’Unesco. Les récents évènements l’ont amplement démontré.
Pour avoir pacifiquement manifesté avec d’autres collégiens le 30 décembre dernier à Obock, demandant juste un stade digne de ce nom, un adolescent a été tué par les forces de l’ordre sans que cela ne donne lieu à ouverture d’enquête. L’Education et la Culture sont les parents pauvres des efforts budgétaires de Djibouti, la priorité étant accordée aux forces de défense et de sécurité. Dans ces conditions, des Casques bleus de l’Unesco pour sécuriser sa mission éducative ? Oui, qu’ils soient d’abord envoyés en République de Djibouti protéger écoliers et collégiens protestant contre la dégradation continuelle du système éducatif et en butte à la répression féroce que leur opposent les pouvoirs publics.
Le 22 février 2013 ont eu lieu à Djibouti des élections législatives auxquelles concouraient trois formations politiques : l’UMP (Union pour la majorité présidentielle) parti du régime, le CDU (Parti centriste unifié) créé quelques mois plus tôt, et l’USN (Union pour le salut national) parti de l’opposition unifiée. L’opposition avait décidé de participer à ces élections tout en sachant que les conditions de tenue d’une élection libre et transparente n’étaient pas réunies, faisant confiance au peuple djiboutien pour contrecarrer les fraudes prévisibles.
Le régime a validé ces fraudes sans publier aucun résultat sorti des bureaux de vote. L’opposition et le peuple djiboutien ont rejeté ce hold-up électoral. Depuis, la répression du régime s’est abattue sur les personnalités de l’opposition et tous ceux qui refusent cette situation : tirs à balles réelles sur la foule qui manifeste chaque jour, rafles, emprisonnements massifs, tortures.
Par ailleurs, un grave recul démocratique a eu lieu lors du remaniement ministériel survenu le 31 mars dernier, à travers la création d’un ministère regroupant à la fois la Culture et les Affaires musulmanes. Quel aveu !
Dans un tel contexte, la candidature du représentant de Djibouti au poste de directeur général de l’Unesco n’en est que plus indécente encore : il est intolérable que des régimes dictatoriaux cherchent (et trouvent) dans la consécration au sein de respectables organisations internationales une légitimité qu’ils n’ont pas chez eux, du fait de leur nature profondément attentatoire à la dignité humaine. Quelle image, quel message pour la jeunesse de notre pays, de l’Afrique, du monde arabe et au-delà du monde entier si le représentant d’une telle dictature accédait à cette notoriété ?
Nous avons trop de respect pour cette honorable institution pour ne pas réagir à une telle imposture. Ce candidat est le porte-drapeau d’un régime patrimonial qui a ruiné le pays et qui l’éloigne chaque jour des objectifs de développement que l’Unesco s’efforce de promouvoir. Il n’y a qu’à voir les statistiques du PNUD, de la Banque mondiale ou de la BAD pour constater les résultats catastrophiques de cette mauvaise gouvernance imposée à Djibouti depuis plus de vingt ans.
Enfin, nous référant au paragraphe VII, intitulé la culture de la paix (post-conflit et reconstruction), de l’article I de l’Accord paraphé le 24 janvier 2006, entre l’Union africaine et l’Unesco, rappelons que Djibouti a connu un conflit civil d’une décennie, dont ni les causes ni les conséquences n’ont à ce jour été traitées, notamment en matière de déficit démocratique.
Vous remerciant de l’attention que vous accorderez à notre démarche, les artistes, écrivains, hommes et femmes de culture de Djibouti, d’Afrique et du monde, signataires de la présente lettre vous prions d’agréer l’expression de notre haute considération.
Les 32 signataires (par ordre alphabétique)
Pierre Astier (agent littéraire, France)
Loïc Barrière (écrivain, France)
Thierry Bedard (metteur en scène, France)
Jean Bofane (écrivain, RDC)
Emmanuelle Collas (éditrice, Paris)
Catherine Coquio (professeur Paris-Diderot , France)
Ali Coubba (historien, Djibouti)
Francis Cransac (directeur du festival d’Aubrac, France)
Louis-Philippe Dalembert (écrivain, Haïti)
Ali Deberkaleh (directeur de l’ACP asbl, Djibouti)
Rokhaya Diallo (éditorialiste, France)
Cassim Ahmed Dini (politologue, Djibouti)
Boubacar Boris Diop (écrivain, Sénégal)
Sébastien Doubinsky (écrivain, France/Danemark)
Rodolf Etienne (écrivain/journaliste, Martinique)
Olivier Favier (traducteur, France)
Gilbert Gatoré (écrivain/publicitaire, Rwanda)
Marc de Gouvenain (écrivain/agent littéraire, France)
Jean-Luc Marty (écrivain, France)
Djama Amareh Meidal (ancien président du Conseil constitutionnel, Djibouti)
Laure Morali (écrivain, France/Québec)
Claude Mouchard (professeur émérite Paris VIII, France)
Patrice Nganang (écrivain, Cameroun)
Gabriel Okoundji (écrivain, Congo)
Laure Pécher (éditrice, France)
Eric Pessan (écrivain, France)
Jean-Luc Raharimanana (écrivain, Madagascar)
André Robèr (peintre, La Réunion)
Rodney Saint-Eloi (éditeur, Haïti)
Sami Tchak (écrivain, Togo)
Dimitri Verdonck (président de l’ACP asbl, Belgique)
Abdourahman A. Waberi (écrivain, Djibouti)