Interview du Week-End : Waberi, « Je ne pouvais rester muet devant le naufrage de Djibouti »
« Je ne pouvais rester muet devant le naufrage de Djibouti » Waberi
SENENEWS.COM – Mr Abdourahman Waberi (1) , votre pays est secoué depuis plusieurs semaines par un violent mouvement de contestation, pouvez vous revenir sur la genèse de ce conflit politique?
WABERI : Cher Karfa Sira Diallo, merci tout d’abord à vous pour votre geste panafricain. En me donnant la parole, vous rendez possible, c’est un petit miracle qui doit être souligné, ce modeste échange entre Africains de deux bouts du Continent. Le 22 février 2013 il y eut des élections législatives qui devaient se conclure, selon les vœux du président autocratique djiboutien, par une petite ouverture contrôlée vers l’opposition (20% des sièges étant réservée à cette dernière si elle se montrait sage et responsable selon les critères du pouvoir autocratique. LesSénégalais l’ignorent mais la République de Djibouti est une dictature sans opposition ni presseet encore moins une justice indépendante. Le président élu en 1999 sans affronter un adversaire, puis a été réélu en 2005… avec 100% des voix et encore réélu en 2010 après avoir modifié la constitution. Cet aspect est passé inaperçu hors de la sous-région. Pour revenir au scrutin de février, le pouvoir a triché comme on s’y attendait et depuis la rue exprime son rejet du dictateur et de son parti fantoche l’UMP (Union pour la majorité présidentielle) de diverses manières. Ce conflit qui dure depuis bientôt 3 mois paralyse les institutions. Des leaders politiques de premier rang (dont Daher Ahmed Farah, porte-parole de la coalition qui regroupe les partis de l’opposition, des militants de la base et des hommes religieux sont en prison (dont 3 Cheikhs – Abdourahman Barkhad God, Abdourahman Bachir et Guireh Maidal – reconnus et respectés par le peuple), parfois lourdement condamnés avec une légèreté qui nous laisse sans voix.
Le silence des pays africains et occidentaux devant ce soulèvement populaire cacherait-il une crainte de voir cette région déstabilisée notamment par des mouvements terroristes islamistes ?
Rappelons d’abord que Djibouti est un pays très peu connu. Les Africains ignorent tout ou presque de ma contrée natale et ce silence des pays africains comme vous dites est enrelation étroite avec cette ignorance-là. Nous autres Africains avons pris la fâcheuse habitude de nous regarder avec les yeux d’autrui. Au-delà des pays limitrophes, peu de gens, exceptés les experts des puissances militaristes occidentales (France, EU), prennent le temps de s’intéresser à cette petite nation, par ailleurs, très attachante. Il faut reconnaître que les autorités (depuis l’indépendance en 1977 nous avions un vieil autocrate qui a passé le pouvoir à son neveu, le président actuel encore plus autoritaire et affairiste que son oncle) ont forgé une image rassurante pour l’extérieur : celle d’une petite nation paisible et stable dans une Corne de l’Afrique chaotique. Aussi, pour vous répondre directement, les mouvements terroristes islamistes sont inconnus à Djibouti et ne séviss(ai)ent que dans la pointe méridionale, c’est à dire très loin des frontières djiboutiennes, ou le dire autrement aussi loin que Dakar peut l’être de Freetown, la capitale du Libéria. Je signale enfin que le président ne manquera pas d’agiter cette menace lointaine pour s’agripper au pouvoir. Les bases militairesfrançaises, américaines sans oublier leurs appuis allemands et japonais enrichissent l’élite au pouvoir, il est tant de retrouver un équilibre entre les intérêts géopolitiques des puissances étrangères, la bonne gouvernance locale et la stabilité régionale. Le soutien inconditionnel au potentat local est un fardeau pour tout le monde et d’abord pour le peuple djiboutien.
Vous êtes un des grands écrivains francophones vivant aux USA, pourquoi cet engagement aux cotés de l’opposition ?
Parce que je n’ai jamais cessé d’être un Djiboutien même si je vis encore aujourd’hui, pour des raisons professionnelles, entre l’Europe et les États-Unis. A l’université, devant mon ordinateur ou avec mon voisin de palier, j’essaie de toutes mes forces de rester humain par mes frères humains comme dirait Saint François d’Assise. En suivant l’exemple de mes aînés tels que Ngugi Wa Thiong’o, Mongo Beti, Sembène Ousmane, Boris Boubacar Diop pour ne citer que quelques noms, j’essaie de rester fidèle au poste dans le camp des faibles, des pauvres, des spoliés. Enfin comme je connais plus intimement le pays Djibouti, qui reste la source principale de mon inspiration, je ne pouvais ne pas rester sourd et muet face à la crise que traverse mon pays. Mon rejet de la dictature était déjà nettement inscrit dans mes romans et récits, cette fois je me suis jeté dans l’arène sans une seconde d’hésitation tandis que les Djiboutiens sortaient dans la rue par dizaines de milliers, brisant des décennies de silence et de peur. Il s’est passé, en ces jours de février, quelque chose d’inouï, de profondément positif. J’accompagne comme tant d’autres cette population qui redresse la tête pour retrouver la dignité et la justice. En somme, je ne fais que mon devoir de citoyen !
Merci encore.
Propos recueillis par @karfaDIALLO
(1) A propos de Mr Abdourahman Waberi
Né en 1965 à Djibouti-ville (capitale de la République de Djibouti), Abdourahman Wabéri est un poète et nouvelliste francophone. Il a reçu, entre autres distinctions, le Grand Prix de l’AfriqueNoire 1996, et appartient à cette génération d’écrivains nés après la décolonisation, dans cette partie du monde particulièrement défavorisée qu’est la corne de l’Afrique. Sa langue d’écrivain est le français, mais sa culture littéraire est à la fois française et anglaise, africaine et arabe, d’où les nombreuses références qui émaillent ses textes, hommages à Wilson Harris (Guyane), Ngugi wa Thiong’o (Kenya), Nuruddin Farah (Somalie) ou Wole Soyinka (Nigéria)…