C’est un schéma sans cesse répété dans un grand nombre de pays africains. Un président au pouvoir de longue date, une révision constitutionnelle permettant d’outrepasser le nombre de mandats initialement prévu par la loi suprême, une prédation des grandes puissances sur les atouts stratégiques du pays et une répression plus ou moins féroce sur les opposants. Après son dossier en trois actes sur le drame guinéen, Le Monde arabe vous emmène à Djibouti, un petit État sous la coupe de l’autocrate Ismaïl Omar Guelleh (IOG), dont les dérives autoritaires empêchent toute forme d’alternance démocratique. L’élection présidentielle, prévue pour le 9 avril, est jouée d’avance dans un silence international assourdissant.
Un petit pays au cœur des tensions mondiales
Djibouti est un cas unique au monde. Rarement un pays aux ressources naturelles aussi faibles a été aussi convoité. Son climat désertique, son industrie embryonnaire et son agriculture limitée pourraient en faire un pays en marge du grand jeu politique international. Pourtant, sa situation stratégique lui attire les faveurs des grandes puissances occidentales. Positionné sur la Corne de l’Afrique, au débouché méridional de la mer Rouge, il offre un accès sur le détroit de Bab el-Mandeb, l’un des principaux axes maritimes du monde. L’Éthiopie, acteur sous-régional majeur dépend même du port de Djibouti, la principale place forte économique du pays, pour ses importations et exportations.
Djibouti a la réputation d’être un État-garnison, pour qui les implantions militaires étrangères représentent une manne financière incontournable -environ 10 % du budget de l’État-. En effet, Djibouti accueille volontiers des militaires étrangers sur son sol, à condition qu’ils s’acquittent d’un loyer. La France, partenaire militaire historique du pays maintient une force permanente comprise entre 1000 et 1500 militaires. L’Italie, l’Espagne et l’Allemagne y possèdent de modestes contingents, destinés à la lutte antiterroriste et à la répression de la piraterie. Le Japon y a implanté quelques centaines de soldats. La Russie avait, à une époque, tenté de s’y positionner, avant de se replier sur le Soudan. Même l’Arabie saoudite prévoit de construire une base.
Djibouti est surtout symptomatique des rivalités géopolitiques entre la Chine et les États-Unis. La force américaine à Djibouti compte plusieurs milliers de militaires. La Chine prévoit de dimensionner ses infrastructures militaires pour y accueillir 10 000 soldats.
Djibouti et la sinodépendance : trop tard pour reculer ?
La Chine semble avoir fait main basse sur Djibouti, que l’Empire du Milieu perçoit comme la première étape de son déploiement sur le continent africain. Loin de n’être que militaire, l’influence est d’abord économique. Le pays a multiplié les investissements dans le pays pour atteindre la somme vertigineuse de 14 milliards de dollars engagés entre 2012 et 2018. Il faut dire que la Chine peut compter sur son fidèle allié, Ismaïl Omar Guelleh, qui semble ne résister à aucune des avances de Pékin. Il n’hésite d’ailleurs pas à jouer des coudes et à prendre quelques distances avec le droit international pour évincer les entreprises étrangères et les remplacer par des groupes chinois. DP World, l’ancien exploitant émirati du port de Djibouti, avait ainsi été écarté fin 2018 au bénéfice de la société chinoise CMHI, malgré une décision de justice britannique rendue en janvier dernier.
Après le Sri Lanka, Djibouti semble être le fer-de-lance de la politique chinoise de dépendance par la dette. La Chine a ainsi multiplié les investissements d’infrastructures dans le pays, jusqu’à asphyxier le budget public djiboutien. Entre autres, un hôpital à Arta, un nouveau siège pour le ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale ou encore la construction du centre de Conférence de l’Union africaine. Tout en y menant une stratégie de soft power insidieuse, fondée sur le déploiement de forums, de think tank et de festivals qui, peu à peu, permettent au pays de gagner la sympathie des médias et populations africains. Dans les discours officiels, Pékin affirme maintenir une relation égalitaire et horizontale avec ses alliés, pied-de-nez symbolique à l’héritage colonial et à la relation verticale entre l’ancienne puissance tutélaire française et sa colonie. Publiquement, Ismaïl Omar Guelleh ne cache même plus son désamour pour ses anciens partenaires et défend, coûte que coûte, la Chine malgré les inquiétudes des organisations internationales. « Les Chinois sont (…) les seuls à investir chez nous dans tous les domaines : chemin de fer, ports, banques, parcs industriels, etc. Les Français et les Européens sont largement aux abonnés absents » affirmait-il dans un entretien à Jeune Afrique en avril 2017.
Mais les investissements chinois ne sont pas gratuits et le coût des liquidités pékinoises est pour le moins salé. Ismaïl Omar Guelleh s’est laissé emporter par les avances chinoises et a entraîné son pays dans une relation de stricte dépendance. Les chiffres de la dette djiboutienne sont aujourd’hui catastrophiques. Selon Thierry Pairault, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste de la Chine moderne et contemporaine, « le poids du service de la dette afférent s’est considérablement accru entre 2019 et 2021, passant de 48 millions de dollars en 2019 (…) à 104 millions de dollars en 2021 ». Une dette aux mains d’un seul acteur, Pékin, qui en détient aujourd’hui 70 % affirme la chercheuse Sonia Le Gouriellec, maîtresse de conférences en science politique à l’Université Catholique de Lille, qui reconnaît que « les Djiboutiens ont du mal à rembourser les prêts consentis par la Chine ». Elle explique que la puissance tutélaire a évolué, « le pays (étant) passé d’une dépendance française à une dépendance chinoise ». En août 2019, le FMI avait alerté le pays sur le poids de la dette publique djiboutienne, dont la valeur est passée de 43 % du PIB en 2014 à 84 % en 2018.
Ismaïl Omar Guelleh : museler pour mieux régner
Après plus de vingt ans à la tête du pays, Ismaïl Omar Guelleh semble décidé à ne pas lâcher le pouvoir qu’il tient d’une main ferme depuis 1999. Il met en œuvre, en avril 2010, une réforme constitutionnelle lui permettant d’outrepasser le nombre de mandats prévus.
La prédation du clan Guelleh sur les finances du pays a eu des conséquences catastrophiques pour les populations, malgré une situation économique d’apparence avantageuse et une forte croissance. « Plus de 70% de la population aujourd’hui vit avec un peu moins de 3 dollars par jour. On constate une énorme différence entre la richesse des membres du pouvoir et l’extrême pauvreté des habitants du pays » déplore Sonia Le Gourrielec. En novembre 2018, une plainte a été déposée par l’ONG Sherpa et le Collectif Européen de la diaspora djiboutienne (CEDD) contre le clan Guelleh pour « abus de biens sociaux, détournement de fonds publics, abus de confiance et corruption d’agents publics étrangers », ouvrant en France un nouveau volet des biens mal acquis.
L’opposition, muselée, appelle à chaque échéance au boycott des élections et dénonce la mainmise du parti au pouvoir sur la Commission électorale indépendante. La menace du recours à la force n’est jamais loin. Quand l’opposition veut organiser un meeting, « les rues sont quadrillées par les forces de sécurité. Les gens ont peur de se faire tirer dessus », déplore Adan Mohamed Abdou, chef de file de l’USN, un mouvement regroupant une myriade de partis d’opposition. En août dernier, c’est un journaliste local, correspondant du seul média d’opposition au pouvoir en place, tenu par des journalistes en exil, qui a été arrêté et détenu dans des conditions indignes, selon Reporters Sans Frontières. L’ONG ne dénombre pas moins de « six arrestations arbitraires de journalistes travaillant pour ce média ». Au classement de la liberté de la presse, établi chaque année par RSF, Djibouti occupe une triste 176e place, ne devançant que la Chine, l’Érythrée, le Turkménistan et la Corée du Nord.
Récemment, les conditions éprouvantes des détenus politiques à Djibouti ont été rendues publiques par mégarde, grâce à la publication d’une vidéo clandestine prise par un officier de l’armée de l’air incarcéré, demandeur d’asile en Érythrée.
Les manifestations de soutien au lieutenant Fouad Youssouf Ali avaient à l’époque été durement réprimées par les forces de sécurité, à l’origine d’une dizaine de blessés.
L’élection présidentielle verra s’affronter Ismaïl Omar Guelleh et Zakaria Ismaël Farah, un homme d’affaires, président du MDEND. Le reste de l’opposition a, comme à son habitude, appelée à boycotter le scrutin.