source: Comment la Chine a conquis Djibouti ? | Atlantico.fr par Jean-Baptiste d’Albaret
A Djibouti, Paris est confronté à un concurrent qui prend une place grandissante dans le jeu d’influence que se livrent les grandes puissances dans la corne de l’Afrique. Mais la Chine et ses milliards de dollars d’investissements plonge la petite république dans une situation de dépendance préoccupante, tant en matière économique que diplomatique.
« La France nous a négligé et n’a pas voulu ou pas pu nous donner ces dernières années les investissements dont nous avions besoin », regrettait un diplomate lors d’une visite d’Emmanuel Macron à Djibouti, en 2019. Manière de signifier que le capital sympathie de l’ancienne puissance coloniale est en chute libre dans ce petit pays de la corne de l’Afrique qui suscite bien des convoitises sur le plan géopolitique. Carrefour stratégique au sud de la mer Rouge, son port contrôle le détroit de Bab el-Mandeb, porte d’entrée du canal de Suez reliant l’Océan Indien à la mer Méditerranée et l’un des corridors maritimes les plus fréquentés au monde avec près de 30 000 navires par an.
Une influence en déclin
Tôt convaincue des atouts de ses « rivages incandescents » décrits par Arthur Rimbaud, la France en a fait sa plus grande base militaire interarmées à l’étranger d’où partent ses interventions au Moyen-Orient ou dans la bande sahélienne. Puissance tutélaire traditionnelle depuis l’indépendance de 1977, Paris est toujours officiellement lié à la République de Djibouti par un accord de défense et ses forces ont longtemps constitué une présence dissuasive face aux visées expansionnistes de ses voisins, l’Erythrée, la Somalie ou l’Éthiopie. Son influence a cependant largement perdu du terrain ces dernières années, à mesure que ses effectifs militaires ont diminué. Victimes de coupes budgétaires successives, les forces hexagonales stationnées sur place ne sont plus que 1 450 à l’heure actuelle. Moitié moins qu’il y a 10 ans.
D’autres pays ont saisi l’occasion pour courtiser assidument la petite république, dont la seule ressource naturelle est sa position géographique hautement stratégique. Moyennant des baux dont les montants rapporteraient 200 millions de dollars par an au gouvernement, le Japon, l’Allemagne, l’Italie ou les États-Unis s’y sont implantés militairement. Plus récemment, la Chine est à son tour entrée dans la danse. En 2017, Djibouti créé l’événement sur la scène internationale en accueillant la première base militaire chinoise à l’étranger. Cette base navale compte officiellement un contingent de 400 hommes chargés de protéger les intérêts et les ressortissants de l’empire du Milieu dans la région. Mais contrairement aux autres pays dont la présence se justifie essentiellement pour des raisons de sécurité – lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden et surveillance du trafic maritime vers le canal de Suez –, la Chine mène une politique d’influence active et s’est imposée comme le partenaire financier privilégié des autorités nationales. Depuis le milieu des années 2000, elle multiplie ainsi les financements d’infrastructures, toutes plus dispendieuses les unes que les autres. L’objectif est clairement affiché : faire de Djibouti un « Singapour africain » permettant de connecter Pékin aux marchés régionaux et européens grâce à ses « Belt and Road Initiative » – les fameuses « nouvelles routes de la soie ». Entre 2012 et 2018, le montant des investissement réalisés par la Chine à Djibouti s’élève à 14 milliards de dollars. De quoi porter le dynamisme économique du pays, lequel promet de dépasser les 8 % de croissance sur la période 2020-2023.
La Chine et le « piège de la dette »
Les largesses financières chinoises ont cependant un coût. Celui de l’endettement, actuellement situé à environ 70 % du PIB -un taux vraisemblablement sous-estimé-. Cette dépendance économique est telle qu’elle « risque de menacer l’autonomie » de la république de Djibouti selon Sonia Le Gouriellec, spécialiste de la Corne de l’Afrique et auteur de Djibouti : la diplomatie de géant d’un petit État (Septentrion, mars 2020). C’est ce que certains analystes anglo-saxons nomment le « piège de la dette ».
Inondés de prêts chinois assortis de garanties à sens unique rédigées dans des contrats opaques, les pays bénéficiaires des chantiers d’infrastructures des « Routes de la soie » voient leur endettement s’envoler. Ces milliards de dollars d’investissements débouchent sur une forme de dépendance économique pour les pays « partenaires » et certains d’entre eux, poussés au défaut de paiement, se voient dans l’obligation de céder leurs infrastructures ou leurs entreprises stratégiques à Pékin.
Offensive chinoise sur le port de Djibouti
Une impasse dans laquelle s’est retrouvée le Sri Lanka en 2017. Incapable de rembourser sa dette, le pays insulaire avait dû abandonner à des entreprises appartenant au gouvernement chinois le port en eau profonde d’Hambantota, déclenchant l’ire de sa population, vent debout contre cette perte de souveraineté. Aujourd’hui, l’activité portuaire de Djibouti pourrait connaître le même sort tant le chef de l’État Omar Guelleh semble prêt à tout pour satisfaire Pékin. A cet égard, l’évincement de Djibouti de DP World, le co-gestionnaire du port de Doraleh et troisième exploitant portuaire mondial, en dit long sur l’assujettissement à la Chine du président réélu en avril 2021 pour un cinquième mandat.
En 2006, l’entreprise émiratie avait pris un tiers du capital du consortium créé avec l’autorité portuaire djiboutienne pour la gestion du port de Doraleh. Une concession accordée pour 30 ans. Mais, dès 2015, les autorités djiboutiennes l’ont accusé de corruption et demandé la résiliation du contrat devant un tribunal britannique. Débouté par la justice, le gouvernement de Djibouti décida malgré tout de résilier le contrat de concession de 30 ans signé dix ans plus tôt. Dubaï, actionnaire majoritaire de DP World, a alors lancé à son tour une procédure en réparation et obtenu gain de cause auprès de la Cour d’arbitrage international de Londres (LCIA). Laquelle a condamné Djibouti à régler des dommages et intérêts dont le montant a été fixé à 530 millions de dollars. Sans effet pour l’instant puisque le petit Etat s’est employé à faire annuler la décision de la LCIA par ses tribunaux nationaux. Depuis, le gouvernement djiboutien a transféré le matériel et réquisitionné les personnels de DP World à un autre groupe… le chinois CMHI, entré dans le consortium en 2010 à hauteur de 23 % de son capital et qui lorgnerait désormais les parts de l’émirati pour devenir majoritaire. Toujours irrésolue, l’affaire pourrait aussi affaiblir la réputation des investissements chinois dans de nombreux pays africains.
La France sujette à « l’effet d’éviction »
S’il est encore trop tôt pour affirmer que le président Guelleh lui a fait de la place, le groupe chinois se trouve désormais de facto en position de force. Quant aux potentiels investisseurs étrangers, le message qui leur est adressé est on ne peut plus clair : le gouvernement djiboutien n’hésite pas à se brouiller avec ses anciens partenaires en mettant à l’écart des intérêts autres que chinois… La France, qui redoute un « effet d’éviction » la reléguant progressivement dans un statut de second ordre, est prévenue. Et l’enjeu est de taille. Perdre son accès stratégique privilégié dans la Corne de l’Afrique perturberait fortement son dispositif militaire régional et affaiblirait son rang de puissance mondiale. Si le maintien de la clause de sécurité et d’une forte présence militaire sur le sol djiboutien est un impératif, son approche strictement sécuritaire démontre cependant ses limites. Alors que Total et BNP Paribas quittent le pays, la relance d’un véritable « soft power » français dans la région est une nécessité vitale si Paris veut contrebalancer les offensives chinoises à Djibouti.
Jean-Baptiste d’Albaret