Paul Roba *Analyste
NOTE n° 287 – Fondation Jean-Jaurès – 20 novembre 2015
La République de Djibouti, pays de la Corne de l’Afrique, comptant 23 000 km2 et huit cent mille habitants, avec une population qui croît à un taux de 2,8 %, est souvent mal connue et son peuple méconnu. Le regard extérieur, lorsqu’il s’oriente
vers Djibouti, tend à se concentrer sur la dimension géostratégique et sa traduction militaire sur le territoire. Non pas qu’il ne se passe rien d’intéressant sur cette terre de pasteurs nomades en voie de sédentarisation accélérée, et qu’il n’y ait rien à en dire. Mais, sa petite taille – même si Djibouti n’est pas le plus petit pays ni le moins peuplé du monde –, son image de pays de garnison, la logique de la realpolitik mais aussi la patience de son peuple malgré sa détresse, expliquent la faible médiatisation de Djibouti.
Pourtant, Djibouti vit une situation préoccupante qui justifierait une attention toute particulière. En dépit de ses atouts non négligeables, le petit État connaît, avec le pouvoir en place, sous-développement économique, misère sociale généralisée et verrouillage politique, ce qui est lourd de risques pour le pays lui-même comme pour ses intérêts.
Cette note essaie de décrire une situation lourde de risques qui devrait interpeller la communauté internationale.
Un pays avec une position stratégique prisée
La République de Djibouti, pays de la Corne de l’Afrique, est située sur les rives de la Mer rouge où elle est la clé du détroit de Bab-El-Mandeb, mais aussi à l’entrée du Golfe d’Aden, porte de l’Océan indien, c’est-à-dire au carrefour des routes économiques de première importance, ce qui lui confère une position stratégique. Aussi abrite-t-elle la plus grande base militaire française, la seule base américaine en Afrique ainsi que la première base militaire du Japon à l’étranger depuis la Seconde guerre mondiale. Djibouti accueille, de plus, des contingents allemands, espagnols, britanniques, hollandais, etc. Au niveau international, elle offre diverses facilités, notamment à la force européenne Atalante qui lutte contre la piraterie.
Ces bases militaires assurent des recettes importantes au pays sous forme de loyers : les Français paient 30 millions d’euros par an, les États-Unis 30 millions de dollars (qu’ils s’engagent à doubler) et les Japonais autant que les Américains, pour ne citer que les pays disposant de bases. La présence des bases étrangères permet aussi d’avoir des retombées financières pour l’économie locale. Autant de ressources qui viennent s’ajouter à celles que génère l’utilisation des ports djiboutiens par l’Éthiopie enclavée et dont pas de moins de 80 % des importations et exportations passent par Djibouti.
Au plan économique, Djibouti jouit d’une monnaie stable, le Franc Djibouti, à parité fixe avec le dollar depuis sa création en 1949 par les Français (un dollar vaut environ 177 francs Djibouti) ainsi que d’un réseau bancaire inséré dans le système international. Et le pays n’est pas sans richesses naturelles connues : sel, ciment, perlite, géothermie, vent, soleil. Sans oublier son potentiel touristique et artisanal comme ses ressources halieutiques qui, alliées à ses possibilités agropastorales, peuvent contribuer à sa sécurité alimentaire. Il peut aussi compter sur un capital humain à large majorité jeune qui, formée ou mieux formée, est capable de jouer pleinement son rôle dans un développement économique durable.
Enfin, sa position géographique privilégiée, qui l’adosse à un arrière-pays qui s’étend au-delà de l’Éthiopie enclavée, confère à Djibouti une vocation de place commerciale et financière.
Les Djiboutiens n’aspirent qu’à travailler, vivre décemment et jouir des droits et libertés fondamentaux que leur garantit la Constitution, laquelle adhère aux valeurs universelles de la démocratie.
C’est dire si Djibouti a les atouts nécessaires pour devenir un pays apaisé et un partenaire fiable et stable dans une région particulièrement troublée.
Une économie sous-développée et sous emprise présidentielle
Djibouti présente, néanmoins, les caractéristiques d’une mal-gouvernance économique et d’un sous-développement inhérent. L’économie djiboutienne est duale car elle comporte, à côté du secteur formel, une large composante informelle qui consiste en des micro-activités de subsistance et fait survivre la majorité de la population. Le secteur formel est dominé par des revenus de rente, tirés des ports ainsi que des bases et contingents militaires étrangers. L’économie djiboutienne est très peu diversifiée puisqu’elle est dominée par les activités du secteur tertiaire à hauteur de 77 % du PIB et 60 % de la population active,
l’industrie et l’agriculture ne concourant à la richesse intérieure que pour 19 % et 4 % respectivement. Le tertiaire se répartit entre les transports, les télécommunications, le commerce, le tourisme et les activités bancaires. Il a pour principal pôle les activités portuaires et celles des services connexes de commerce, de manutention, de transport et de logistique. La balance commerciale est structurellement déficitaire : les exportations sont faibles contrairement aux importations (hydrocarbures, produits alimentaires et biens d’équipement). Ces importations créent une sensibilité des prix aux fluctuations des marchés internationaux, ce qui, aggravé par des pratiques commerciales trop souvent monopolistiques, rend la vie très chère.
Autre triste caractéristique, l’économie djiboutienne est sous la mainmise du chef de l’État, Ismaël Omar Guelleh et de sa famille, qu’il s’agisse du secteur privé ou du public.
Directement ou indirectement, les activités économiques sont contrôlées par le pouvoir en place.
Cette gestion vaut à la République de Djibouti d’être classée 155ème sur 189 pays au classement de Doing Business (recul d’un point par rapport à 2014). Le pays est ainsi classé 163ème pour la création d’entreprise, 171ème pour l’exécution des contrats, 176ème pour le raccordement à l‘électricité et 180ème pour l’accès au crédit. Autre conséquence de la mauvaise gestion, l’endettement public atteint 60 % du PIB et progresse chaque année de 10 %. Il est dû pour beaucoup à des prêts non-concessionnels contractés auprès de la Chine. « La dette extérieure contractée et garantie par l’État devrait culminer à
environ 81 % du PIB en 2017-18 », selon le FMI dans un communiqué de presse publié le 27 février 2015.
La corruption n’est pas étrangère à cet endettement préoccupant dont les effets financiers et socio-économiques vont se faire cruellement sentir dans les toutes prochaines années (2017-2018) lorsque vont commencer les remboursements aux préteurs
chinois des emprunts non-concessionnels et sans période de grâce, comme par exemple celui de 505 millions de dollars américains contracté au titre de la reconstruction du chemin de fer qui relie Djibouti à Addis-Abeba. Transparency International ne classe-t-elle pas Djibouti au 107ème rang sur 175 pays ?
Une misère sociale généralisée
Du fait de ce sous-développement économique et de cette mainmise présidentielle sur les revenus, le chômage dépasse le taux de 60 % de la population active et le pays connaît une trop grande pauvreté. La pauvreté relative frappe 80 % de la population et la pauvreté absolue 43 %.
À cela s’ajoutent un fort taux d’analphabétisme qui touche 54,5 % des adultes, un système éducatif qui dysfonctionne et de faible qualité ainsi qu’un système de santé largement défaillant.
D’où le contraste saisissant entre l’opulence du régime et la misère du peuple.
D’où également le classement peu enviable de 170ème sur 187 pays à l’Indice de développement humain (IDH) en 2014.
Un espace politique et civil verrouillé À Djibouti, le parti du président Ismaël Omar Guelleh, le Rassemblement populaire pour le progrès (RPP), ancien parti unique, est au pouvoir depuis l’indépendance en 1977. De 1977 à 1999, le pouvoir sans partage est exercé par le président Hassan Gouled Aptidon (décédé en novembre 2006), auquel succède en mai 1999 son neveu et chef de la sécurité, Ismaël Omar Guelleh. Cette succession est rendue possible par un hold-up électoral commis en avril 1999 au détriment du candidat de l’opposition et figure de l’indépendance, Moussa Ahmed Idriss, qui s’est depuis lors retiré de la vie politique. Le président Ismaël Omar Guelleh rassemble l’ancien parti unique, devenu coquille vide de l’aveu même du régime selon un rapport interne en 2012, et quelques fantomatiques formations satellites, pour former l’Union pour la majorité présidentielle (UMP). Puis il systématise, davantage encore, le pouvoir, contrôlant sans limites les pouvoirs exécutif,
judiciaire et législatif.
Cette situation politique explique que les élections n’aient jamais été ni libres, ni transparentes à Djibouti et que l’opposition ait toujours été maintenue loin de la gestion du pays. Les dernières élections législatives du 22 février 2013 ont vu la victoire de l’opposition (à hauteur de 80 % des suffrages exprimés) non reconnues par le régime. Après près de deux ans de crise post-électorale, marquée par une dure répression, l’Union pour le salut national (USN), coalition des sept partis djiboutiens d’opposition, et le gouvernement ont signé un accord-cadre politique le 30 décembre 2014. À ce titre, l’USN a eu la sagesse
de renoncer à ses 52 sièges (sur les 65 que compte l’Assemblée nationale), se contentant des dix députés que le régime a bien voulu lui reconnaître. Ces quelques députés de l’opposition, les premiers depuis l’indépendance, ont commencé à siéger en janvier 2015 après près de deux ans de boycott. En échange de cette grande concession, l’opposition a obtenu l’engagement du pouvoir à procéder, outre le rétablissement dans leurs droits des personnes lésées au cours de la répression post-électorale, à des réformes démocratiques effectives, réformes au premier rang desquelles une Commission électorale nationale
indépendante paritaire et un statut de l’opposition.
L’accord prévoit aussi le renforcement de la décentralisation et l’amendement de la loi sur la communication pour permettre la
libre création de médias indépendants. Mais cet accord-cadre est resté lettre morte et le risque est d’autant plus grand que la crise s’amplifie à l’approche de l’élection présidentielle d’avril 2016, risque d’autant plus élevé que la jeunesse est désespérée.
Ce verrouillage politique s’accompagne d’un verrouillage civil. Ainsi, le paysage médiatique se réduit à une radio, une télévision et un journal, tous gouvernementaux. L’autorisation d’émettre est systématiquement refusée aux médias audiovisuels indépendants. C’est la radio en ligne La Voix de Djibouti (LVD) qui a reçu le dernier refus d’émettre sur le territoire djiboutien du ministère de la Communication, le 11 mai 2015.
De même, la société civile ne peut pas se développer. Aucune association ne peut agir sans être inféodée, d’une manière ou d’une autre, au régime. Quant au mouvement syndical, il n’a point droit de cité, toute tentative d’action syndicale étant combattue par le régime.
Point étonnant alors que, pour la liberté de la presse, Reporters sans frontières (RSF) classe Djibouti au 170ème rang sur 180 pays en 2015, classement en recul d’un point par rapport à 2014.
Les relations diplomatiques compromises par le régime
Le régime nuit aussi aux intérêts des partenaires de Djibouti. Ainsi, il trahit ses engagements envers les partenaires stratégiques occidentaux tels que la France, les États-Unis ou le Japon en se jetant dans les bras de la Chine rivale ou en faisant les yeux doux aux non moins rivaux Russes. Le président Guelleh ne cache pas son intention d’accorder une base militaire à la Chine, qui crible déjà le pays de dettes, et d’assurer ainsi à Pékin une suprématie locale, que sa présence militaire renforcerait d’un statut de détentrice des principaux actifs djiboutiens si le pouvoir corrompu et incompétent de Guelleh ne parvenait pas à rembourser sa dette publique envers elle, hypothèse largement probable.
D’autant que Guelleh a déjà réussi à compromettre le partenariat stratégique avec les Émirats arabes unis, qui ont beaucoup investi dans le secteur portuaire djiboutien. Les Émiratis ont gelé leurs relations avec Djibouti en avril 2015, suite à un comportement violent du chef de l’armée de l’air djiboutienne à l’encontre d’un officiel Émirati, comportement qui a poussé la tension à son paroxysme.
Ce rapprochement inconsidéré avec la Chine, puissance anti-démocratique et de surcroît peu créatrice d’emplois et de revenus pour les Djiboutiens, est mal perçu par l’opinion publique.
Conclusion
La mauvaise gouvernance, le pouvoir sans partage et la misère sociale suscitent mécontentement et sentiment d’injustice, en particulier chez les jeunes qui représentent plus de 70 % de la population générale et qui ne se voient pas d’avenir sous ce régime.
Le désespoir des jeunes comme des moins jeunes est d’autant plus grand que les négociations pour la mise en oeuvre de l’accord-cadre politique du 30 décembre 2014 entre l’opposition et le gouvernement sont dans l’impasse, ce qui éteint la lueur d’espoir qu’il a suscité quant à l’évolution de la situation et la possibilité d’une alternance démocratique.
Un tel contexte offre aux marchands de la mort et autres adeptes de la violence, présents dans la région, particulièrement en Somalie et au Yémen, deux pays voisins et aux liens forts avec Djibouti, un terreau fertile où ils peuvent semer leur discours de haine, de violence destructrice et de chaos.
C’est dire si Djibouti, où l’élection présidentielle prévue pour avril 2016 ne s’annonce ni libre ni transparente, encourt de lourds risques de chaos si le président Guelleh continue de mépriser et de museler l’opposition comme le peuple djiboutien.
Avant qu’il ne soit trop tard, les puissances qui ont des intérêts à Djibouti, et particulièrement la France et les États-Unis, doivent prendre leurs responsabilités. Elles doivent user de leur influence auprès du président Guelleh et aider les Djiboutiens à échapper au scénario du pire.
Dans une région qui brûle de toutes parts (Yémen, Somalie, tensions entre l’Éthiopie et l’Érythrée, etc.), et dans un pays à population fortement jeune et désespérée, le régime du président Guelleh, néfaste à tous égards et rejeté par l’immense majorité des Djiboutiens, constitue une menace, à la fois pour le pays et pour ses partenaires stratégiques, que la communauté internationale ne peut pas sous-estimer. Il ne peut plus être traité comme si de rien n’était.