Peu de Djiboutiens avertis ont été surpris par le massacre perpétré lundi 21 décembre. Les plus jeunes, par contre, ont été secoués par l’onde de choc. Par souci de clarté, distinguons les deux volets de ce drame à huis clos.
Le premier acte se déroule dans la nuit du dimanche au lundi, vers quatre heures du matin. Des éléments lourdement armés de la police, de la gendarmerie et de l’armée partent du camp militaire Cheik Osman. Ils attaquent des civils réunis au lieu-dit Buldhuquo, à la périphérie de la commune de Balbala, pour célébrer une fête traditionnelle à caractère religieux.
L’assaut meurtrier aurait été donné, selon le gouvernement, pour assurer l’ordre et disperser les gens rassemblés en dépit de l’interdiction de toute manifestation. Les autorités ont en effet pris fin novembre des « mesures exceptionnelles de sécurité » en réaction aux attentats de Paris et de Bamako. On déplore une vingtaine de morts et plus de cent blessés selon les estimations de l’opposition. Après 24 heures de silence, le gouvernement annonce, lui, sept morts et une cinquantaine de blessés, policiers et soldats inclus.
Le second acte est moins meurtrier, mais tout aussi désastreux pour le régime. Des éléments des forces de l’ordre ont attaqué vers 17 heures les plus hauts responsables de la coalition de l’opposition USN (Union pour le salut national) réunie chez l’un d’entre eux. Outre la violation du domicile de Me Djama Amareh Meidal, l’attaque à balles réelles s’est soldée par les blessures du président Ahmed Youssouf Houmed de l’USN, de l’ancien ministre Hamoud Abdi Souldan et du jeune député Said Houssein Robleh dont le diagnostic vital est un temps engagé. D’autres hauts responsables (dont Daher Ahmed Farah porte-parole de la coalition et président du Mouvement pour le renouveau démocratique et le développement et , Abdourahman Mohamed Guelleh, le président du Rassemblement pour l’action le développement et la démocratie) ont été placés dans des lieux secrets. On ignore tout de leur sort.
Des images choquantes
Sur les réseaux sociaux, on ne compte plus les cris de rage et de désespoir. Davantage que le bilan, ce sont les images qui frappent les esprits. Les photos des hauts responsables politiques tabassés comme des vulgaires voyous. Ici, le très digne président Youssouf porté à bout de bras. Là, l’ancien ministre des affaires religieuses, M. Hamoud, torse nu, blessé par balle. Là encore, le jeune député Robleh couvert de sang. Ces images sont une première dans les annales de la République de Djibouti. Elles signalent la fuite en avant d’un régime longtemps criminel, mais qui ne cache plus ses forfaits.
Les Djiboutiens savent de quoi sont capables les forces de l’ordre qui ressemblent de moins en moins à un corps national et de plus en plus à une milice privée. Ils savent également que le despotique président Ismaël Omar Guelleh n’a jamais vraiment été élu par la population et qu’il cherche à se maintenir au pouvoir en sollicitant un 4e mandat, que l’opposition a boycotté souvent les échéances électorales faute d’une commission électorale nationale indépendante, que l’Assemblée nationale est une chambre d’enregistrement, que le pouvoir, enfin, est tout entier entre les mains d’un seul homme et de sa petite clique familiale.
Double discours
Si Djibouti est pour le reste du monde une base géostratégique convoitée par les grandes puissances (la France, les Etats-Unis, le Japon sont présents ; demain la Chine, voire l’Inde ou la Turquie), la population ne tire aucun profit des retombées financières captées par la clique au pouvoir. Désemparée, elle est prise en tenaille entre l’enclume du militarisme des puissances étrangères et le marteau de la dictature locale.
Dans ce contexte complexe, le régime est passé maître dans l’art du double discours, du mensonge et de la manipulation. Dans les discours en français destinés à la communauté internationale, le pouvoir joue sur du velours. Dans les discours en somali relayés par la presse locale ou étrangère (BBC, VOA), le ton est plus cassant et le message on ne peut plus limpide : « C’est moi ou le déluge ! ». Le massacre de lundi 21 décembre n’en est que le premier résultat punitif. Avis à la communauté internationale.
Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti, il vit entre Paris et les Etats-Unis. Il est aujourd’hui professeur à George Washington University. Auteur entre autres de Aux Etats-Unis d’Afrique (JC Lattès, 2006), il vient de publier La Divine Chanson (Zulma, 2015).
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