Réalité numéro 53 du mercredi 28 mai 2003 |
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Alliance « La seule vraie politique est la politique du vrai » EDGAR FAURE Républicaine pour le Développement |
Sommaire
- Éditorial
- Interview du Président Dini aux «Nouvelles d’Addis»
Directeur de Publication :
ALI MAHAMADE HOUMED
Codirecteur : MAHDI IBRAHIM A. GOD
Dépôt légal n° : 53
Tirage : 500 exemplaires
Tél. : 25.09.19
BP : 1488. Djibouti
Site : www.ard-djibouti.org
Email : realite_djibouti@yahoo.fr
Éditorial
LE PROCÈS DE DAF OU L’ACTUALITÉ DE KAFKA
« Il fallait qu’on ait calomnié Joseph K. : un matin, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté. » Par cette courte phrase, Franz Kafka installait d’emblée son « Procès » dans l’absurde inhumanité qui dépossède l’Homme devant la loi. Le procès, prévu pour ce mercredi, du Président du MRD, M. Daher Ahmed Farah, illustre toute l’actualité de cet univers totalitaire à Djibouti : DAF est calomnié, si l’on peut dire, d’avoir calomnié ! Honnête citoyen comme M. K., le malheureux héros du roman, DAF est tout simplement persécuté parce qu’il est un farouche opposant à ce régime de non-droit. Car, personne ne s’y trompe, l’article incriminé ne peut en aucun cas justifier accusation ou incarcération : en quoi la forme interrogative peut-elle constituer une diffamation ? Dans son article, DAF n’avait en effet fait que poser des questions. Ce qui est la première rigueur journalistique lorsque l’on n’est pas une plume commanditée par le pouvoir en place, pisse-copie des épiscopats politiques, et que l’on n’a pas forcément les réponses adéquates. Une chose est sûre, ce ne sont pas des spécialistes de la langue française qui s’affronteront au tribunal et le débat ne tournera pas autour de la question de savoir si le prévenu, en tant que rédacteur en chef du « Renouveau Djiboutien », a utilisé une forme syntaxique diffamante : c’est que, dans une logique inquisitoriale, la question ne devait pas être posée !
La vérité est là : par sa détermination, l’opposant DAF gêne le pouvoir en place parce qu’il dévoile les fondements inégalitaires et divisionnistes du régime en place, tout comme la corruption généralisée et la dilapidation des deniers publics. D’autres l’ont fait avant lui, souvent au péril de leur vie ou au prix de leur liberté ; d’autres le font encore avec lui, peut-être avec moins de mordant, direz-vous. Mais cet acharnement contre le Président d’un parti d’opposition légalement constitué montre qu’autant que la question sacrilège, ce qui dérange, c’est celui qui la pose. Ce qui dévoilerait alors une dimension pratiquement banale du système politique djiboutien : à la division tribale du travail politique doit obligatoirement correspondre une répartition tribale des allégeances comme des contestations. En fonction de son origine, l’individu est sommé d’adhérer au régime qui trahit, se faisant, sa véritable nature : la République de Djibouti n’est certes pas un Etat de droit tout court, mais elle n’est pas davantage un Etat de droit tribal.
On comprend alors mieux les ressorts inavoués de ce procès : à travers DAF, c’est le fondement unitaire et national de l’opposition, regroupée au sein de l’UAD, que le régime cherche à atteindre. La dernière campagne électorale pour les législatives du 10 janvier l’a clairement prouvé : la mouvance présidentielle avait principalement axé ses discours sur l’incitation à la haine tribale, alors que l’UAD prônait unanimement la Paix et la Réconciliation nationale, afin qu’un réel Développement soit assuré à toutes les composantes de la communauté et à toutes les régions du pays. Si Dieu prête vie aux uns et aux autres, cette différence dans la conception de la citoyenneté djiboutienne constituera, à n’en pas douter, la principale ligne de partage entre le candidat du régime et celui de l’opposition. Par son dynamisme et sa popularité, DAF constitue donc pour le pouvoir en place l’ennemi à neutraliser prioritairement.
Mais, contrairement au héros de Kafka, DAF ne se laissera absolument pas abattre par la déraison totalitaire d’un régime dont la majorité des Djiboutiens attendent la chute avec impatience.
Interview du Président Dini aux «Nouvelles d’Addis»
Le Président de l’ARD, M. Ahmed Dini a accordé à notre confrère « Les Nouvelles d’Addis » une interview que nous reproduisons intégralement.
Ahmed Dini : « En refusant de mettre en place les réformes prévues pour le non renouvellement de la guerre civile, on a l’impression que le gouvernement s’efforce à ce que les mêmes causes produisent les mêmes effets. »
Deux ans après la signature de l’Accord de réforme et de concorde civile, dans un entretien avec Les nouvelles d’Addis, Ahmed Dini Ahmed s’étonne de l’attitude du gouvernement qui, ne respectant pas sa signature, « empêche la création des conditions nécessaires à la paix civile ». Il aborde aussi les malversations diverses, la misère matérielle et morale de la population, les difficultés faites à l’opposition, la fraude électorale,… et il insiste sur sa démarche en direction de l’Organisation Internationale de la Francophonie, en faveur d’un désaveu de la politique djiboutienne.
PROPOS RECUEILLIS PAR ALAIN LETERRIER
L’accord oublié
LNA. – Nous nous retrouvons pour votre cinquième entretien avec Les nouvelles d’Addis. Nous sommes le 12 mai, c’est un anniversaire, le deuxième anniversaire de l’Accord de réforme et de concorde civile, que vous avez signé avec le gouvernement djiboutien. Aujourd’hui, c’est un euphémisme de dire qu’en regard du nombre d’engagements pris par les parties signataires, il n’y a pas forcément de quoi être très satisfait du résultat. J’aimerais avoir votre point de vue à ce sujet. Où en est-on de la mise en œuvre de cet accord, deux ans après ?
Ahmed Dini. – L’attitude des parties signataires de cet accord est, on ne peut plus divergente. Une partie s’efforce de l’oublier, c’est la partie gouvernementale. L’autre partie – c’est-à-dire nous et le peuple de Djibouti – fondait de grands espoirs sur cet accord. Nous nous efforçons de ne pas oublier cet accord et les mesures prévues dans cet accord et de l’empêcher de tomber dans l’oubli. Cet accord prétendait régler les causes du conflit civil qui a duré dans le pays, pendant dix ans et qui a fait beaucoup de victimes, de l’ordre de milliers et beaucoup de dégâts matériels.
Quelqu’un a dit, je crois qu’il s’agit de Thomas Holmes, que « la cause des guerres civiles, c’est l’ignorance des causes.». Nous avions identifié les causes de ce conflit civil et, après les avoir identifiées, nous avons proposé une thérapeutique et des mesures de prévention. Une thérapeutique pour les séquelles, les dégâts, produits par ce conflit, et des mesures de prévention pour que cela ne se renouvelle pas.
Le gouvernement, en oubliant l’existence de cet accord, maintient les causes du conflit civil. En refusant de mettre en œuvre la thérapeutique, il refuse de réparer les préjudices causés par cette guerre civile. En refusant de mettre en place les réformes prévues pour le non renouvellement de la guerre civile, on a l’impression qu’il s’efforce à ce que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Nous ne comprenons pas les démarches d’un gouvernement national qui empêche la création des conditions nécessaires à la paix civile.
Notre partie, c’est-à-dire la population et les signataires non gouvernementaux de cet accord, tient tellement à l’application de cet accord qu’aujourd’hui, deuxième anniversaire de l’accord, un meeting est organisé et la direction des quatre partis de l’opposition nationale a décidé de faire du 12 mai, la Journée Nationale de la Paix Civile. Pour nous, c’est très important, alors que nous avons en face de nous, un gouvernement qui considère cet accord, comme nul et non avenu.
LNA. – N’avez-vous pas l’impression que le gouvernement cherche à pousser l’opposition à la faute ? Que le premier sang versé pourrait l’intéresser ?
AD. – Apparemment c’est cela. Nous n’avons pas d’autre explication à cette attitude totalement négative. Mais que gagnerait le gouvernement en nous poussant à la faute ? Nous ne voyons pas quel bénéfice le gouvernement pourrait tirer d’un désordre civil à Djibouti.
LNA. – Les gens qui n’étaient pas très favorables à cet accord disent, qu’au moment de la signature, le gouvernement espérait recevoir quelques subsides. Montrer un profil « correct » et sans plus ; qu’il n’était pas dans ses systèmes d’en appliquer les termes.
AD. – Il faut avoir l’honnêteté intellectuelle et l’intégrité morale d’accorder à autrui la considération que l’on s’accorde à soi-même, et de lui accorder un préjugé d’intelligence et de raison. Nous ne pouvions pas supposer et nous ne le supposons pas maintenant que le gouvernement est contre la paix dans le pays. Nous ne le pensons pas. Ce serait inintelligent, contreproductif et, finalement ce serait suicidaire. On ne peut pas durablement maintenir dans un pays une situation de non-paix. Même si certains peuvent, à la faveur de troubles, pêcher, comme on dit, dans les eaux troubles et en retirer quelques bénéfices ponctuels, individuels et éphémères. Au moment où le gouvernement a signé cet accord, il voulait peut-être en retirer des retombées positives.
Mais cet accord prévoit que pour son application, le gouvernement ferait appel au financement international. D’ailleurs, un certain nombre de parties multilatérales étaient prêtes à y contribuer, à y participer. Et, curieusement, le gouvernement n’a pas demandé le financement de la reconstruction des zones touchées par le conflit, des parties détruites… Il n’a pas demandé d’argent pour rebâtir ce qui a été détruit par la guerre civile. Nous avons l’impression qu’il y a une situation d’anarchie et de chaos, non pas voulue délibérément, mais provoquée et entretenue par un état de confusion. De confusion politique, administrative, à tous les niveaux. Nous sommes en présence d’une situation de non-droit qui émane d’un pouvoir qui a une apparence d’État, mais qui n’a pas la réalité d’un État.
Nature et développement des malversations
LNA. – N’existe-t-il pas aussi l’hypothèse que le pouvoir ne soit pas pressé d’appliquer l’accord dans sa globalité, et de donner ainsi à tous les acteurs politiques et aux citoyens l’accès aux données financières, etc. Ceci pouvant mettre au jour d’éventuelles malversations, actes de corruption ou autres ?
AD. – C’est possible. Mais, là encore, je dirais qu’il faut accorder à autrui le préjugé favorable que l’on s’accorde à soi-même… A contrario, il faut penser des autres le mal que l’on pense de soi-même. Si on est conscient que soi-même on peut se conduire de manière anormale, non conventionnelle, on peut imaginer que l’autre, son vis-à-vis peut lui aussi se conduire de cette manière. Donc, ce que vous voulez dire, c’est que le pouvoir ne voudrait pas nous introduire dans le partage du « fromage ».
Ce qui se passe à Djibouti dépasse la nature de la corruption. La corruption se passe entre corrupteurs et corrompus. Étant donné que c’est un acte peu honorable, cela se passe en cachette. On cache la corruption comme on cache un vice. À Djibouti, bien qu’il y ait des corrupteurs et des corrompus, ce qui se passe est d’une autre nature. Comme tout état moderne, nous avons des institutions, dont l’ensemble constitue l’État. Ces institutions sont l’exécutif, le législatif, le judiciaire, etc. Aucune de ces institutions ne remplit ses fonctions. On constate que chaque pouvoir, dans son créneau, se trouve en embuscade, une véritable embuscade.
Tout ce qui passe à sa portée est happé et privatisé. Et chaque pouvoir, au lieu de limiter le pouvoir de l’autre et de matérialiser ainsi l’équilibre de l’État, est complice avec son vis-à-vis. Complicité entre l’Exécutif et le Législatif et complicité entre le Judiciaire et les deux premiers. Les potentialités du pays sont prises en otage, par ceux qui devraient les gérer. Au lieu de gérer le pays, ils l’ingèrent. « Glup ! Avalé ! » La nature des malversations qui sévissent à Djibouti est absolument différente de ce que l’on nomme ailleurs, la corruption. Cela s’aggrave de jours en jours, de mois en mois, d’années en années. De telle sorte que le pays ne se développe pas. Ceux qui sont au pouvoir s’enrichissent, le peuple s’appauvrit. Le pays devient de plus en plus pauvre. Alors que le budget est de plus en plus gonflé.
Au commencement du conflit civil, le budget national était d’un peu plus de 25 milliards de francs Djibouti. Avec ces 25 milliards, l’administration fonctionnait et les salaires étaient versés mensuellement. Les pistes étaient entretenues, les services de santé fonctionnaient, les malades hospitalisés étaient nourris, les cantines scolaires fonctionnaient normalement. Maintenant, douze ans plus tard, le budget a presque doublé, il est de 41 milliards de francs Djibouti. L’entretien des pistes est supprimé ; de temps en temps, l’armée française entretient quelques tronçons, mais le gouvernement de Djibouti n’entretient plus les pistes, dans les régions de l’intérieur.
Cette année, le budget pour l’alimentation des malades hospitalisés a été officiellement supprimé. Jusqu’à 2002, ce budget existait, mais il n’était pas consacré à l’alimentation des malades, il était détourné. Les malades qui sont hospitalisés dépendent de personnes extérieures pour leur nourriture ; s’ils n’ont personne, ils n’ont plus qu’à mourir d’inanition. Les cantines scolaires sont fermées. Les salaires sont en retard, les arriérés sont de plusieurs mois. On m’a dit que pour certains, cela pouvait aller jusqu’à huit mois.
Les pensions de retraite ne sont pas payées, non plus. Il y a des retards, là aussi. Et le budget est doublé. Nous sommes en présence d’une situation totalement aberrante. Ce n’est ni un État organisé, ni un État anarchique. Ce sont les institutions embusquées qui s’approprient les potentialités du pays.
Le volet critique d’un rapport du Sénat français
LNA. – Dans un rapport d’information de la commission des Affaires étrangères du Sénat français, qui vient de paraître (1), la gestion des recettes et aides par le gouvernement djiboutien semble brocardée. Je cite trois extraits :
1) « Les élections générales du 10 janvier 2003 ont donc été organisées dans un climat de liberté d’expression jamais connu auparavant, et leurs résultats ont manifesté une nette percée de l’opposition, même si le mode de scrutin (liste majoritaire à un tour) a permis à la majorité sortante de remporter les 65 sièges de l’Assemblée. Cette émergence de l’opposition (37 % des voix dans la ville de Djibouti) traduit sans doute le désarroi d’une population qui ne bénéficie d’aucune retombée des masses financières que le Gouvernement tire de l’activité portuaire et de la présence des troupes étrangères sur son sol. »
2) « De nombreuses aides budgétaires ont également été consenties au profit du territoire, dont 1,8 million d’euros en 2001 et 6 millions d’euros en 2002. Ce soutien constant n’a pas permis, cependant, d’enrayer l’émergence d’une crise des finances publiques, dont la principale manifestation se traduit par un retard constant dans le versement des traitements de la fonction publique. La masse d’arriérés se monte aujourd’hui à environ cinq mois de salaire. »
3) « Ce constat est préoccupant car il témoigne d’un manque de maîtrise des disponibilités financières aux mains du gouvernement djiboutien. » Avez vous un commentaire à faire sur ces points ?
AD. – Je me permets d’abord une remarque sur la nature très approximative du contenu du rapport, nonobstant le sérieux reconnu de ses auteurs. Il ne pouvait en être autrement lorsque l’on visite quatre pays en 8 jours, jours d’arrivée et de départ inclus. Dans ce cas, les sources disponibles pour se faire une idée sont les personnes et les archives officielles. Il y en a qui sont peu informées, mal informées ou même désinformantes.
Concernant les trois extraits que vous citez :
1) Tant que les élections se déroulaient sous le régime du parti unique, il n’était pas question de liberté d’expression puisque le parti au pouvoir était le seul à avoir droit à la candidature, sur liste unique automatiquement élue. Depuis 1992, la liberté d’expression pendant la campagne électorale a toujours existé mais c’est la transparence et l’honnêteté du scrutin qui continuent de faire totalement défaut, malgré la liberté de la campagne électorale prévalant depuis 12 ans déjà. Le score officiellement reconnu à l’opposition dans la capitale n’est pas de 37%, comme l’écrit le rapport du Sénat, mais bien de 45% (44,97%) après la rétention délibérée par l’administration de toutes les cartes d’électeurs appartenant aux partisans et sympathisants de l’opposition, et la délivrance des cartes multiples et des ordonnances aux partisans et sympathisants du régime. Le vote pour l’opposition traduit sûrement le désir d’une population qui veut se débarrasser d’un régime devenu insupportable, qui l’opprime depuis l’indépendance en 1977.
2) La population n’est pas loin de considérer qu’elle n’est pas le véritable destinataire de l’aide consentie au gouvernement. Et il est donc devenu « normal » de ne pas bénéficier des retombées positives. Il s’agit, comme nous l’avons dit ailleurs (2), d’une coopération « connivence » entre les pays donateurs et le régime djiboutien. Ce n’est pas la « confidentialité » de la dernière convention financière entre la France et Djibouti qui le démentira ; ni le contrat de gestion, lui aussi confidentiel, du Port et de l’Aéroport de Djibouti avec le Port de Dubaï.
3) Au contraire, ce qui est préoccupant, c’est la maîtrise absolue, opaque et irrégulière des disponibilités financières aux mains du gouvernement djiboutien, sans aucun contrôle.
Fraudes politiques, atteintes aux droits de l’homme, etc.
LNA. – Donc, en janvier 2003, ont eu lieu les premières élections multipartites à Djibouti. Officiellement, la coalition des partis au pouvoir a remporté ces élections législatives. Les partis d’opposition, dont votre parti, l’Alliance Républicaine pour le Développement, ont contesté ces résultats. Qu’en est-il aujourd’hui de vos démarches sur cette question ?
AD. – En participant aux élections, nous avions plusieurs objectifs. Le premier, évidemment, c’était de gagner ces élections. Comme il n’existait pas de précédent où l’opposition avait remporté une élection en République de Djibouti, depuis l’indépendance, nous avions intégré dans nos réflexions, la possibilité de ne pas gagner ces élections. Mais, dans cette hypothèse, nous étions décidés à savoir pourquoi nous ne l’avions pas gagnées. Si c’était le choix des électeurs, il n’y avait rien à dire. Si c’était le résultat de magouilles du pouvoir, nous étions décidés à en apporter la preuve et à suivre la voie légale prévue pour ce cas-là, c’est-à-dire, à aller devant les juridictions compétentes. Malheureusement, les juridictions à Djibouti sont des appellations sans objet. Elles ne désignent pas des juridictions qui disent la Loi et rendent la justice entre les justiciables.
Nous avons participé aux élections. Nous avons eu l’occasion de nous exprimer librement, de tenir nos meetings librement et en paix, malgré le déséquilibre de la couverture médiatique. Lorsque nous avions 5 ou 6 minutes d’antenne à la télévision ou à la radio (en dehors des temps de la campagne officielle), les partis au pouvoir avaient 55 minutes. Malgré cela, nous avons participé à l’élection. Le jour de l’élection, nous avons désigné nos représentants, nos délégués et le pouvoir a désigné les membres des bureaux de vote, c’est-à-dire, le président, le secrétaire et les assesseurs. On nous a refusé la possibilité de désigner des assesseurs. Nous avons protesté contre le fait que les membres des bureaux étaient désignés en fonction de leur appartenance politique et de leur proximité familiale avec les candidats gouvernementaux. Nous avons saisi le Conseil constitutionnel en disant, M. Untel est parent avec le candidat Untel, etc. Bien sûr, le Conseil constitutionnel n’en a pas tenu compte.
Nous avons constaté que dans la plupart des circonscriptions électorales nous avions réellement gagné les élections ou nous aurions pu les gagner. La préparation de ces élections a été unilatérale. Le pouvoir a préparé unilatéralement ces élections qui étaient faussées dès le départ. La liste électorale est fausse. La mission d’observation, désignée par l’Organisation Internationale de la Francophonie, a dit officiellement, dans son communiqué, que la liste était « inadéquate », qu’elle ne correspondait pas au corps électoral tel qu’il existait en janvier 2003. La liste étant fausse, les cartes d’électeur établies à partir de cette liste, sont évidemment fausses. La liste étant fausse, elle n’était donc pas présentable, pas publiable. Non seulement elle n’a pas été publiée, comme le prévoit la Loi, mais sa consultation nous a été interdite. Nous n’avons pas pu vérifier qui était inscrit, qui ne l’était pas, sur cette liste. Pourquoi certains sont inscrits plusieurs fois et d’autres ne le sont pas du tout… Étant donné que la liste était fausse, elle n’a donc pas été publiée. Étant donné que les cartes électorales établies sur la base de cette liste étaient, elles aussi fausses, elles n’ont pas été distribuées.
La rétention de ces cartes a été compensée par le recours massif au vote par ordonnance. Ces ordonnances ont été accordées à des gens qui sont supposés ou qui sont d’évidence des partisans de la liste gouvernementale. En plus de leur inscription normale sur la liste électorale, ils avaient des ordonnances (une, deux, trois…). Ils pouvaient voter dans n’importe quel bureau, puisque le bureau n’était pas indiqué sur leur ordonnance. Et ainsi voter dans plusieurs bureaux.
Dans la moitié des cas, c’est-à-dire pour plus de 82.000 électeurs sur 178.000, les cartes électorales ne comportaient ni la désignation de leur bureau de vote, ni l’adresse. De telle sorte qu’ils ne savaient pas où s’adresser pour retirer leur carte et où se rendre pour voter. Le gouvernement a rendu impossible la rencontre entre l’électeur et sa carte. Ces cartes-là sont restées en possession du gouvernement qui les a utilisées pour le bourrage des urnes. N’importe qui pouvant voter avec n’importe quelle carte dans n’importe quel bureau.
Nous avons apporté les preuves de tout cela devant le Conseil constitutionnel. Le Conseil constitutionnel nous a déboutés, sans se livrer à aucune instruction judiciaire du dossier. Nous avions vraiment préparé le dossier à l’intention du Conseil constitutionnel. Nous lui avions demandé d’examiner les listes d’émargement parce qu’il est obligatoire que chaque fois qu’un électeur a voté, il signe son vote par l’apposition de son pouce gauche. Dans le cas où il y a eu un bourrage d’urnes, il n’y avait pas d’empreintes sur la liste d’émargement. Dans le cas où le bourreur d’urne apposait sa propre empreinte, pour faire croire qu’il y a eu des votes, les empreintes étaient identiques pour tous les électeurs. Nous avions donc demandé au Conseil d’examiner cette liste et il a refusé. Les procès-verbaux des bureaux de vote, en dehors de la ville de Djibouti, étaient tous des faux, dans la mesure où nos délégués ont été empêchés de participer à leur rédaction. Nous l’avons dit également au Conseil constitutionnel et nos délégués l’ont écrit ; le Conseil n’en a tenu aucun compte.
Les élections préparées unilatéralement, truquées le jour du scrutin et avalisées in fine par le Conseil constitutionnel, il n’y a plus de recours désormais à l’intérieur de Djibouti. Mais nous avons d’autres recours extérieurs que nous avons entrepris. Djibouti fait partie d’organisations internationales, telles que par exemple, l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), qui a envoyé des observateurs lors de ces élections. Nous avons donc saisi cette organisation, apportant devant elle, le dossier que nous avions déposé devant notre Conseil Constitutionnel et nous avons demandé à l’OIF de suspendre la section de Djibouti de sa qualité de membre de l’Assemblée Parlementaire Francophone (3).
LNA. – Comment la frustration de la population djiboutienne peut-elle se contenter de ces démarches institutionnelles ?
AD. – Nul n’est absolument maître de l’opinion publique. Surtout lorsque les motifs de mécontentement s’accumulent. Nous ne pouvons pas dire que nous sommes maîtres de l’opinion et de la réaction populaire. Le gouvernement ne peut pas le dire, non plus, personne ne peut le dire. Surtout lorsque les causes de mécontentement et de révolte sont multiples, permanentes et massives, comme à Djibouti. Mais nous, en tant que partis d’opposition, nous avons fait l’examen de la situation et nous nous sommes dits qu’en agissant pacifiquement, nous serions plus efficaces qu’en prônant l’action violente. Nous avons l’impression que cette situation est un encouragement pour le gouvernement qui se dit que tant qu’il n’y a pas de troubles, que l’opposition est pacifique, rien ne l’oblige à faire des concessions ou des réformes. Mais n’est-ce pas jouer avec le feu ? Parce que l’opposition, comme le gouvernement, peut ne plus maîtriser une situation devenue explosive par un cocktail de misère, matérielle, morale, politique, sociale… Cela peut provoquer une explosion incontrôlée et spontanée.
LNA. – Le multipartisme intégral est officiellement entré en vigueur à Djibouti. Or, récemment on a assisté à des événements qui permettraient d’en douter. Que pensez-vous de l’arrestation de Daher Ahmed Farah, le leader du Mouvement pour le renouveau démocratique et le développement (MRD), l’un des partis membres de la coalition d’opposition aux dernières législatives ?
AD. – D’abord, gardons aux situations leur juste mesure. Parler d’un multipartisme intégral pour Djibouti, ne serait pas approprié.
Légalement, il n’y a pas de limitation du nombre de partis. Mais, multipartisme intégral signifie que n’importe qui peut former un parti. En réalité, ce n’est pas cela. Il y a beaucoup d’obstacles qui sont pour nombre de gens, insurmontables. D’abord, il y a l’obstacle financier. Pour créer un parti politique à Djibouti, le gouvernement impose le paiement d’une somme qui constitue un véritable racket. Cette somme ne correspond pas aux frais de dossier qui viennent en supplément ; elle ne correspond ni à une taxe, ni à un impôt, ni à la cession d’un service rendu. Quiconque voudrait créer un parti politique, en dehors des conditions territoriales, ethniques, administratives, doit débourser 2 millions de francs Djibouti. Alors, ne peut créer un parti politique à Djibouti qu’un riche commerçant, un voleur impuni ou bien un héritier fortuné.
LNA. – Il y aurait des voleurs impunis à Djibouti ?
AD. – [Rires] On dit qu’il y en a…
Partout ailleurs, on peut créer un parti politique par simple déclaration. Il suffit de présenter un extrait de casier judiciaire vierge, une attestation de bonne moralité et une liste de gens qui sont d’accord sur un statut. À Djibouti, il faut trouver de l’argent et fournir un tas de papiers qu’il faut timbrer, donc payer encore des timbres fiscaux, etc. Le multipartisme est donc intégral, dans le sens où le nombre de partis n’est pas limité, mais les conditions imposées le rendent presque impossible. Et puis on a l’impression que c’est un multipartisme toléré, simplement toléré, que c’est le fait du prince qui est appliqué en la matière.
L’arrestation du président Daher Ahmed Farah l’atteste bien. Lorsqu’on peut prendre le président d’un parti politique et le jeter en prison, comme un voleur. Alors qu’il n’a pas menacé l’ordre public, qu’il n’a ni agressé, ni volé, ni commis aucun délit… Il n’a fait que signer un article qui correspond à la vérité, à la réalité !
LNA. – Ce qu’il a dit dans cet article est vrai ?
AD. – C’est vrai ! Refuser que l’on dise à la police d’arrêter M. « X » et dire au procureur de mettre le « X » en question en prison, c’est tout. Et après le juge « Y » va le condamner. Ce qui est dit par le rapport du Département d’État américain correspond à la réalité.
LNA. – Rappelons que le Département d’État américain a soulevé plusieurs manquements graves au respect des droits de l’homme à Djibouti, comme l’absence d’indépendance de la justice, le harcèlement des membres de l’opposition, le non-respect de la liberté d’expression.
AD. – Tout cela est attesté et illustré par l’emprisonnement de Daher qui est maintenant en prison depuis plusieurs semaines, depuis le 20 avril.
Des présences militaires
LNA. – Voice of America a parlé de l’emprisonnement de Daher Ahmed Farah. La radio américaine a donné plusieurs fois la parole au représentant « Afrique » de Reporters sans frontières (RSF), qui a dénoncé l’arrestation injustifiée de «DAF» et les saisies de matériel du journal. Cette radio, qui fut en son temps accueillie très favorablement par le pouvoir, se retournerait-elle contre lui ?
AD. – Elle ne se retourne pas contre lui, elle se retourne contre ses agissements. Nous avons, en ce moment, à Djibouti, plusieurs présences militaires de pays démocratiques. L’armée française est toujours là ; les militaires américains, les Allemands… Ils considèrent Djibouti comme un pays allié et, à partir de là, ils surveillent le terrorisme international.
LNA. – Avez-vous remarqué, cette tendance américaine actuelle, à voir du terrorisme dans les pays où les intérêts US ne sont pas implantés mais sur lesquels ils ont des visées… Quand ils sont bien implantés, le terrorisme disparaît comme par enchantement.
AD. – À Djibouti, le problème est un peu différent. Les Américains ne peuvent pas, sans perdre leur crédibilité, ne pas remarquer ce qui se passe à Djibouti, en y étant présents. (Mais ont-ils besoin de crédibilité auprès des Djiboutiens, je ne sais pas…). Ayant remarqué ce qui se passe d’anormal, ils ne peuvent pas ne pas en parler. En parler à Djibouti, c’est dans l’intérêt de Djibouti, mais dans l’intérêt de leur présence également. Si Djibouti devenait, à force d’oppression, comme la Somalie, il leur serait difficile d’y être en paix, tranquillement. Ou bien, ils seraient contraints de participer à la répression avec le pouvoir, ce qui ne serait pas très indiqué, ou bien ils partiraient.
Djibouti n’a pas été choisi au hasard. Il réunit plusieurs conditions. D’abord, sa situation géographique et la nature géophysique du pays. Il y a la mer pour l’entraînement naval ; le désert, les montagnes, les plaines, toutes sortes de terrains d’entraînement pour toutes sortes d’armes, y compris des bombardements aériens avec des bombes réelles.
C’est un pays peu peuplé. Ensuite, il y a les conditions météorologiques. Ils peuvent s’y entraîner 365 jours par an. Et enfin, de par sa situation géographique, Djibouti est à proximité des zones sensibles. Djibouti a été choisi pour tous ces avantages qui n’existent pas ailleurs.
Si les agissements du pouvoir djiboutien précarisent cette situation, par des troubles politiques, économiques, sociaux, ils ont intérêt à ne pas se taire.
LNA. – Précisément, si on se réfère à la position stratégique de Djibouti qui intéresse les Français depuis tout temps mais qui intéresse aussi maintenant, vivement, les Américains, et peut-être d’autres, croyez-vous que ces puissances pourraient accepter le principe d’une alternance démocratique à Djibouti ?
ADA. – Je crois que oui. L’alternance démocratique ne modifierait aucun des paramètres, en vertu desquels Djibouti a été choisi pour le stationnement des troupes militaires étrangères. En revanche, l’alternance démocratique modifierait la gestion des affaires publiques à Djibouti. Au lieu que Djibouti soit une propriété privée pour un clan politique – je ne dis pas clan ethnique, puisque parmi ceux qui sont embusqués au pouvoir maintenant, il y a des gens issus de toutes les ethnies – le pays serait géré par des représentants de la population djiboutienne, dans l’intérêt et pour le bien de celle-ci, conformément aux règles normales de transparence.
LNA. – Le pouvoir aura au moins réussi cela, l’unification ethnique.
AD. – Oui, il y a une unité ethnique dans l’opposition et aussi une unité ethnique dans la prédation… Si l’alternance avait lieu un jour, elle ne serait pas contre la présence française ou autre, tant que cette présence ne serait pas contraire aux intérêts nationaux de Djibouti.
LNA. – C’est votre analyse, mais pensez-vous réellement que les puissances étrangères présentes à Djibouti, perçoivent les choses de la même manière ?
AD. – Croyez-vous qu’ils soient moins intelligents que moi ? [Rires.]
LNA. – Leurs intérêts ne sont peut-être pas les vôtres…
AD. – À Djibouti, si, leurs intérêts sont ceux que je viens de développer. À Djibouti, les Américains sont encore un peu novices. Étant donné qu’ils se considèrent en guerre, en guerre contre des inconnus, ils nous considèrent tous comme suspects. Ils se méfient. Parfois, ils gênent notre navigation maritime entre Tadjourah, Djibouti, Obock. D’autres fois, ils gênent notre circulation terrestre dans la plaine nord, entre Moulhoulé et Obock. Parfois, ils gênent nos nomades, la nuit, avec leurs hélicoptères en se livrant à des exercices nocturnes de parachutage de leurs commandos… Ils nous gênent, pour l’instant.
LNA. – Plus que les Français ?
AD. – Les Français ne nous gênent pas. D’abord, ils ne se considèrent pas en guerre. Ils ne se livrent pas à de multiples exercices. Ils ne se méfient pas de tout le monde, puisqu’ils sont là depuis longtemps et qu’ils connaissent les gens. Les Américains disent qu’ils sont en guerre contre des inconnus et comme nous sommes des inconnus, ils nous considèrent comme suspects. Ils se méfient de nous, tout en étant chez nous. Mais ce n’est pas spécifiquement dirigé contre nous. À la longue, s’ils n’en tirent aucun enseignement, cela pourrait devenir dirigé contre nous et se retourner contre eux.
Moyens d’expression de l’opposition et nouvel emprisonnement de «DAF»
LNA. – Revenons à l’opposition. Quels sont les moyens d’expression de l’opposition djiboutienne aujourd’hui?
AD. – Théoriquement, tout ce qui est légal et pacifique est à notre portée, comme moyen d’expression. Concrètement, les médias appartiennent à l’État et il y a une confusion, un amalgame entre le parti au pouvoir et l’État, donc la radio, la télévision, la presse écrite (la Nation), sont à la disposition des partis au pouvoir et non pas à la portée des partis de l’opposition. Nous n’y bénéficions même pas du droit de réponse légal. En dehors de cela, tout ce que les partis d’opposition peuvent avoir comme moyens d’expression sont autorisés. Les meetings pour informer nos adhérents et sympathisants ; nos propres journaux…
LNA. – Oui, théoriquement vous avez accès à tout cela. Mais, objectivement, quand on voit qu’un des leaders de l’opposition est emprisonné au secret parce qu’il a écrit un article qui n’a pas plu… Et dans la mesure où vous n’avez pas accès aux grands médias audiovisuels, comment faites-vous pour vous faire entendre à Djibouti?
AD. – C’est limité, mais nous avons occupé notre créneau et utilisé les moyens dont nous disposions, jusqu’à présent. L’emprisonnement de Daher n’a rien à voir avec l’article qu’il a publié, cela est un prétexte. Daher gêne politiquement le pouvoir.
LNA. – Pourquoi, n’êtes-vous pas en prison vous aussi?
AD. – Je ne suis pas aussi actif que Daher. De par mon âge, je suis moins actif que lui. Il est le benjamin de l’opposition. Il est plus énergique. Circulant plus que nous, voyageant plus que nous, il a plus d’informations et il publie ces informations. Bien que ces informations ne soient pas fausses, leur publication gêne le pouvoir et pour le faire taire, on l’arrête. Il parle de quantités de choses : manque d’eau, d’électricité, de soins, brimades contre certains fonctionnaires, brimades contre des villages…
Il parle de la vie quotidienne des gens, des lacunes ou des malveillances du pouvoir… Il gêne beaucoup plus que moi. Étant donné que le pouvoir ne connaît pas de limites à son pouvoir, il ordonne qu’on l’arrête, qu’on l’emprisonne et qu’on le condamne.
LNA. – Vous venez de dire : « DAF gêne plus que moi. » Pouvez-vous développer ?
AD. – Oui, je viens de vous dire qu’il est plus jeune, plus actif, qu’il s’informe plus, il publie plus de détails sur la vie quotidienne des Djiboutiens, il organise plus de réunions. C’est de cette façon qu’il gêne.
LNA. – Sur le plan de l’approche politique, qu’est-ce qui vous différencie ?
AD. – Il n’y a pas de différence. Il est partisan de la gestion publique et honnête de la chose publique, moi également. Il est partisan du développement du pays, c’est mon cas aussi. Il souhaite l’unité nationale, nous sommes tous d’accord là-dessus.
LNA. – Ce que je voulais dire, c’est plutôt sur la façon d’appréhender l’action politique. Quelles sont les caractéristiques des deux styles politiques ?
AD. – Je ne vois pas de différences.
Au prétexte d’une menace tribaliste
LNA. – Le gouvernement évoque régulièrement le risque de tribalisation de la société djiboutienne. Dans un article de la Nation, je viens de lire que le pouvoir refuse d’accorder des licences pour la création de radios privées à Djibouti, affirmant qu’elles seraient utilisées pour renforcer les sentiments tribaux. Il cite l’exemple de la radio des Milles collines au Rwanda.
AD. – C’est de la foutaise. Souvenez-vous, après les indépendances, en Afrique, dans les années soixante, partout, y compris chez nous, on a justifié la mise en place ou le choix du parti unique, par la prévention contre les risques de tribalisme. Pour éviter la création, la mise en place de partis ethniques, on a voulu créer l’unité nationale détribalisée, en mettant tout le monde dans le melting-pot du parti unique. La justification du système du parti unique était de combattre les risques de la tribalisation. On connaît la suite…
Il a fallu trouver une direction à ce parti unique. Généralement c’était le président ou le chef du gouvernement. Et étant donné qu’il était né dans une tribu, le parti devenait sa chose à lui et, à travers lui, la propriété sa tribu. C’est ainsi que ce système de parti unique a constitué le soubassement même du tribalisme, du système tribal, de l’administration tribale.
Alors, refuser la liberté d’expression – puisque la création d’une radio privée est une contribution à la liberté d’expression– sur cette base, est absurde. Actuellement, à Djibouti, la radio nationale appartient au régime et le régime est dirigé par quelqu’un qui est né dans une tribu. Et au sein de son régime, on retrouve de préférence des gens issus de sa tribu et la direction de la radio ou du journal sont exercés aussi par des membres de la tribu du président.
LNA. – Vous disiez précédemment que le pouvoir avait réussi à mélanger les origines ethniques au sein du gouvernement. Cela ne joue pas sur les médias ?
AD. – Non, cela ne joue pas sur les médias, parce que ces médias jouent le rôle de porte-parole du pouvoir. Et à cette place de porte-parole, le président ne veut que les siens et les plus proches des siens. Bien sûr, il y a quelques postes subalternes occupés par des gens issus d’autres ethnies, mais pas dans les plus hautes fonctions; quand ils y sont c’est « pour la galerie », comme l’est l’actuel Ministre de la Communication.
LNA. – On m’a dit qu’il y avait eu récemment des « appels du pied » de la Première Dame de Djibouti vers Ahmed Dini, est-ce vrai ?
AD. – Je ne pense pas que ce soit possible. Je ne pense pas que Ismaël Omar se serve de sa femme pour lui faire faire à sa place ce qui est de son ressort à lui. Je ne le pense pas.
LNA. – Donc, selon vous, le fait est faux. Et s’il est possible, ce serait une initiative personnelle de la Première Dame.
AD. – Je ne crois pas qu’elle puisse prendre d’initiative politique. Je connais cette femme depuis qu’elle était petite. J’étais ami avec son père. On travaillait ensemble à la direction des services d’hygiène. Et quand il allait la chercher à l’école des filles, nous étions toujours ensemble. Si elle veut me dire bonjour, je ne la fuirai pas, mais je ne pense pas que son mari l’envoie pour me tester, me recruter, ou je ne sais quoi d’autre. Je ne le pense pas.
LNA. – Il se dit qu’un cousin proche d’Ismaël Omar Guelleh aurait été égorgé à Balbala. Avez-vous des informations à ce sujet ?
AD. – Je ne connais pas son degré de parenté avec Ismaël Omar Guelleh. Mais je sais, par contre, qu’il est membre de la tribu d’Ismaël Omar, c’est un Mamassan. Et qu’il a été égorgé par un Issa fourbala, de la même tribu que Daher Ahmed Farah. Alors, est-ce que la rixe qui a abouti à ce crime est d’origine politique ou personnelle, je l’ignore. Même si ce n’est pas directement politique, dans un climat d’agitation et de ras-le-bol, il se peut que le Mamassan soit allé faire de la provocation à l’égard de l’autre homme et que cela ait dégénéré.
Implications djiboutiennes des Pays du Golfe et relations régionales
LNA. – Autre chose, comment analysez-vous le rôle à Djibouti des pays du Golfe ? Leur attitude a-t-elle évolué depuis l’intervention américaine en Iraq ?
AD. – Les pays du Golfe ont un triple rôle de soutien économique, technique et culturel à Djibouti. Le rôle économique essentiel est joué par l’Arabie Saoudite, qui finance divers projets d’infrastructures et d’équipements, notamment la route Fahd qui relie la Capitale Djibouti à Tadjourah. L’Arabie Saoudite a aussi un rôle de soutien à la mise en place d’un certain nombre d’écoles primaires de langue arabe et à la gestion d’instituts d’enseignement secondaire. Dubaï a un rôle de soutien technique à Djibouti, puisque le port de Dubaï gère le port et l’aéroport de Djibouti. Quant à l’attitude des pays du Golfe, depuis l’intervention américaine en Iraq, le temps écoulé est trop court pour qu’on puisse mesurer l’évolution de leur attitude envers Djibouti, depuis cet événement.
LNA. – Concernant les relations régionales, on relève toujours des conflits d’intérêts ; par exemple, dans le règlement de la crise somalienne. On a parfois l’impression que les pays de l’Igad, dont Djibouti, ne sont pas pressés de voir aboutir les négociations au Kenya.
AD. – La crise somalienne est fondamentalement somalienne, même si ses rapports avec d’autres pays de la région l’ont aggravée ou compliquée, par des interférences croisées d’intérêts divergents. Les pays de l’Igad ont chacun leurs propres problèmes et leurs crises récurrentes de différente nature, politique, économique, ethnique, sécuritaire, dont la résolution ne dépend, en réalité, ni de la poursuite, ni de la fin de la crise somalienne. N’ayant pas été en mesure de solutionner les problèmes domestiques qui les concernent chacun chez eux, on peut supposer qu’ils ne soient pas détenteurs de la solution de la crise somalienne. Le jour où les Somaliens se mettront d’accord entre eux pour mettre en place une solution à leur problème, personne ne les empêchera et tout le monde voudra les y aider pour avoir de bons rapports avec la Somalie.
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(1) « La corne de l’Afrique, nouvel enjeu stratégique », rapport d’information n° 200 (2002-2003) du 5 mars 2003, Commission des affaires étrangères du Sénat français, par MM. André DULAIT, André BOYER, Didier BOULAUD, Mmes Paulette BRISEPIERRE, Hélène LUC, M. Louis MOINARD, commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées.
(2) Monsieur Dini se réfère à un précédent entretien avec Les nouvelles d’Addis, le 18 juin 2002, où il avait notamment déclaré : « Peut-être que je vous surprendrai en disant qu’il n’y a pas qu’une seule coopération française avec l’Afrique. Après avoir longuement observé cette coopération, j’ai cru déceler qu’il y en a trois sortes. Il y a la « coopération continuité », il y a la « coopération connivence » et il y a la « coopération rupture ». La première signifie que la France continue à faire doucement avec les États indépendants ce qu’elle faisait fortement quand elle avait la souveraineté directe sur ces pays : financer un petit peu l’éducation nationale, la médecine et quelques autres domaines scientifiques ou techniques. C’est la coopération continuité, pour laquelle le financement de la France consiste généralement à envoyer des techniciens, des enseignants, des ingénieurs…
La coopération connivence c’est le soutien aux dictateurs, qui ne tient pas compte des besoins des pays, mais où, de temps en temps, on donne un ballon d’oxygène à la dictature ; pour qu’elle ne tombe pas, qu’elle ne se dissolve pas dans la misère, sa tête est maintenue hors de l’eau lui permettant de se maintenir à la tête du pays. Et la coopération rupture, c’est celle qui correspond aux besoins du pays, qui met en place des infrastructures, qui crée des ressources pour qu’un jour le pays puisse se prendre lui-même en main pour subvenir à ses besoins. Jusqu’à présent, chez nous, nous avons connu les deux premières formes de coopération, la coopération continuité et la coopération connivence. Nous considèrerons qu’il y aura un changement de coopération si la France ouvre la porte à la coopération rupture. C’est-à-dire à la création d’infrastructures, à l’aménagement du territoire, à la création de richesses pour qu’un jour le pays subvienne à ses propres besoins.»
(3) Le dossier a été déposé à l’adresse de M. le sénateur Jacques Legendre, secrétaire général parlementaire de l’Assemblée parlementaire francophone (APF) et de Mme Monique Pauti, secrétaire générale de l’Association des cours constitutionnelles partageant l’usage du français (ACCPUF), Paris, 28 avril 2003. Cet opuscule de 88 pages, présenté par Ahmed Dini Ahmed au nom de l’opposition djiboutienne, comprend la lettre au sénateur Legendre et à Mme Pauti plus 20 documents en annexes.
[Paris, 12 mai 2003]
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