Peut-on critiquer ouvertement la dictature ioguiste?
C’est un fait que toutes les sociétés qui connaissent des crises profondes comme la nôtre s’interrogent sur le sens et la construction des valeurs sur lesquelles elles ont bâti leur «paradigme structurelle » (Edgar Morin) de fonctionnement. Selon le théologien et philosophe français Jacques Ellul « La crise de notre époque actuelle, est une crise des valeurs.» Pour lui quand plus rien ne semble avoir de sens, c’est que nos valeurs ont cessé de faire l’unanimité et sont à la dérive. Les uns et les autres doivent faire un effort, même si nul n’est infaillible. C’est le constat amer d’Edgar Morin: “La mission essentielle de l’enseignement est de nous préparer à vivre.
Or il manque à l’enseignement, du primaire à l’université, de favoriser des connaissances vitales. On n’enseigne pas ce qu’est l’être humain. On n’enseigne pas non plus la compréhension d’autrui et de soi-même”. Cette compréhension, il faut parvenir à la mettre en mots. Ce n’est pas gagné. Mais bon, revenons à notre sujet. Peut-on critiquer ouvertement la dictature ioguiste? Je ne le pense pas. L’incarcération illégale de nos vaillants sheikhs (Dr ABG, ASB et GMW) en est l’illustration parfaite.
Qu’est-ce que l’on fait lorsque l’institution judiciaire refuse même les dépôts de plainte à l’égard des actes de tortures et des agressions en tout genre ? Quelle réaction adopter face à des magistrats qui deviennent l’outil légaliste d’une machine politico-judiciaire qui broie nos concitoyens ? Qu’est-ce que l’on fait lorsque des canaux d’expression tant sur support papier qu’électronique sont censurés de la manière la plus arbitraire, y compris ceux des partis politiques légaux ?N’est-il pas temps d’agir et de démasquer la propagande officielle et infirmer ses allégations mensongéres de toute crédibilité.
Pourtant depuis 36 ans ce régime sévissait et sans se cacher enfermait, torturait, exécutait sans relâche. Une telle politique, que la justice djiboutienne veut mettre en place, semble venir corroborer la vision du philosophe Tocqueville (XIX°siècle) qui prévoyait que les Etats modernes deviendraient dictatoriaux « d’une façon douce » au point de vouloir veiller sur le sort de chaque citoyen égalisé et uniformisé : « Il [l’Etat]ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche au contraire qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir.
Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » [1] Qu’ont-ils fait pour mériter cette éruption de mal, cette avalanche de cruauté ? Pourquoi les portes de l’enfer se sont-elles ouvertes, laissant s’échapper les flots de l’ignominie humaine? Quels crimes ont ils commis pour mériter un châtiment aussi horrible ?
Où dans quelle code de moralité, humaine ou divine, existe-t-il un crime si effroyable que des opposants djiboutiens innocents doivent l’expier de leurs vies, et souffrir un martyre dont même Torquemada (le Grand Inquisiteur) n’aurait jamais rêvé? Il en ressort alors cette question, fondamentale : «Pourquoi les trois sheikhs ?». Sommes-nous en droit de poser de telles questions? Peut-être! Mon propos voudrait rendre hommage à ces hommes -Abdurahman S Bashir, Dr Abdurahman B God et Guirreh M Waiss- de grande culture, et surtout à ces hommes de convictions, et à ces éveilleurs de conscience.Leur passion de la culture les a plongé dans la complexité de la société djiboutienne.
Elle les en a fait ressentir profondément les drames, les injustices, les souffrances. Ils ne furent pas des spectateurs dégagés, mais des témoins engagés. Ils étaient de tous les combats de l’esprit, sans armes si ce n’est celles de l’esprit. Apportant çà et là une idée, un apaisement, une anecdote élégante qui vous permet de relativiser votre souci bref, une contribution au mieux être des personnes qui ont eu l’immense privilège de les côtoyer. Le souci des djiboutiens n’a cessé de maintenir leur conscience en éveil. Mais il serait inconcevable que des djiboutiens,umpistes et Usnistes,puisse se voiler la face et éluder les questions, si douloureuses soient-elles. L’enferment incarne le plus haut degré du mal humain, le prix que les trois sheikhs ont payé pour leur liberté. Nous en sommes tous personnellement responsables.
Nous devons tous admettre, que si, après l’expulsion de MDR, nous nous étions tous levés comme un seul homme, nous, les djiboutiens( nes), pour sortir dans les rues, clamer notre désaccord, et boycotter les mesures répressives d’IOG, nous aurions sans doute entravé la liberté d’action de ces agents et compromis leurs plans. Ainsi, nous partageons l’horrible culpabilité d’IOG pour le meurtre des opposants.
Cette culpabilité plane toujours au-dessus de nous comme un nuage. La prison représenterait un exemple magistral, à grande échelle, de punition de l’appareil judiciaire d’IOG, dévastatrice sur le moment, mais salutaire et source de guérison au final. Djibouti est un pays paradoxal où la belle apparence cache un mal être très profond. La vie y est à la fois facile et dure et les gens vont mal alors que tout parait si merveilleux!
Mohamed Qayaad
(1) Tocqueville, De la démocratie en Amérique, volume II, IV° partie, chapitre 6, p.385 en bas, édition Garnier-Flammarion.