A Djibouti, la première base du Japon à l’étranger depuis 1945
jeudi 20 janvier 2011, par Philippe Leymarie
Djibouti, petit Etat stratégique à l’entrée de la mer Rouge et de l’océan Indien, permet au Japon d’ouvrir cette année sa première base militaire permanente à l’étranger… depuis sa défaite de 1945. Engagées depuis 2009 dans la lutte anti-piraterie au large de la Somalie, les Forces d’« autodéfense » du Japon vont bénéficier, pour la première fois dans un pays étranger, d’installations en dur aux côtés des militaires français et américains déjà implantés dans la Corne de l’Afrique. Une étape supplémentaire sur la voie de la remilitarisation de l’ex-empire nippon…
Les cent cinquante soldats japonais hébergés provisoirement dans les installations américaines, au Camp Lemonnier – du nom d’un ancien casernement de la Légion étrangère française – vont rejoindre incessamment leur nouvelle base, édifiée en bordure de l’aéroport, où sont déjà établis les militaires français et américains. Ils vont occuper un terrain de 12 hectares concédé par l’Etat djiboutien. D’un coût de 40 millions d’euros, ces installations comportent notamment un centre de commandement et liaison, un hangar de maintenance des avions d’observation P3 Orion, des bureaux et logements pour les aviateurs ainsi que pour les personnels de soutien aux navires de la marine japonaise en escale au port de Djibouti.
Raison invoquée : un dixième des 20 000 bateaux qui franchissent chaque année le détroit de Bab el Mandeb, au large de Djibouti, de la Somalie et du Yémen naviguent sous pavillon japonais, ou transportent des biens achetés ou vendus par le Japon. Les neuf dixièmes des exportations de l’archipel dépendent de cette route maritime, via la mer Rouge et le Canal de Suez. Et plusieurs bâtiments japonais ont déjà été attaqués par les pirates : le chimiquier Golden Nori en 2007, le pétrolier Takayama en 2008, le MV Apl Finland et le tanker Socotra Island en 2009.
Ville de garnison
Sous la pression de l’opinion publique, des syndicats de marins et de la fédération des armateurs – qui regroupe une centaine de compagnies, propriétaires de deux mille navires –, le gouvernement nippon a décidé en avril 2009, avec une rapidité inhabituelle, de déployer dans les parages de Djibouti deux frégates de la marine impériale, avec leurs hélicoptères embarqués, et deux avions de patrouille maritime à longue endurance P-3C Orion. Leur première tâche a été d’escorter les unités de la flotte decommerce japonaise.
Mais ces détachements aérien et maritime japonais, qui ne font partie ni de la force européenne Atalanta, ni de la force de l’OTAN, nécessitent un soutien spécifique. Après des repérages à Oman, au Yémen et au Kenya, Tokyo a choisi d’implanter sa base à Djibouti, plus central – à la jointure entre l’Afrique et le Moyen-Orient, lié aux émirats du Golfe –, et qui a une tradition de « ville de garnison », un ancrage nettement pro-occidental, et un équipement plus performant que la plupart de ses concurrents.
Les conversations menées avec le gouvernement djiboutien, pour l’obtention de facilités à terre et à quai, ont abouti à la conclusion, le 17 juillet 2010, d’un accord pour la mise à disposition des forces d’autodéfense du Japon d’une parcelle de terrain. Puis, en décembre dernier, d’un accord sur le statut de la base et des personnels, d’une durée de douze mois mais renouvelable automatiquement, dont la Lettre de l’Océan Indien [1] a obtenu le détail, de source japonaise :
— la liberté de déplacement et de circulation sur le territoire de la République de Djibouti, « y compris ses eaux et son espace aérien » ;
— l’exemption de droits de douanes ou taxes pour les produits importés, destinés aux activités de la base ou à l’usage personnel des militaires ;
— les soldats pourront porter leurs uniformes, conduire des véhicules militaires immatriculés au Japon, utiliser leurs propres réseaux de communication ;
— immunité judiciaire des installations : pas de perquisition, réquisition ou saisie.
Diplomatie du chéquier
Bien que les Forces d’autodéfense soient parmi les armées les plus modernes du monde, l’insertion du Japon dans les dispositifs de sécurité internationaux était fortement limitée jusqu’ici, la Constitution de 1946 – imposée par les vainqueurs au lendemain de la défaite – interdisant notamment l’envoi de ces troupes à l’étranger (lire Martine Bulard, « Mikado diplomatique au pays du Soleil-Levant », Le Monde diplomatique, juin 2010). En 2003, la Constitution avait déjà dû être modifiée pour permettre le déploiement de soldats en Irak, au sein de la coalition formée autour des Américains, mais sous un mandat limité à des activités de reconstruction, d’aide humanitaire ou de formation de policiers. Autre étape en 2006 : l’Agence de défense, qui administrait les Forces d’autodéfense, a été transformée en un ministère de plein exercice, pouvant prendre des arrêtés, disposer d’un budget autonome, etc.
Le gouvernement japonais est d’ailleurs resté discret sur cette première implantation permanente à Djibouti, pour ne pas réveiller un débat sur ce qui pourrait apparaître comme une violation de la Constitution pacifiste. En principe, le texte actuel ne s’oppose pas à la présence des FAD à l’étranger,« si c’est à la requête du pays concerné, et que leurs activités ne conduisent pas à l’usage de la force, y compris dans un cadre collectif (et sauf cas de légitime défense) », précise Sonia Le Gouriellec [2].
Cette chercheuse de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) recense, parmi les facteurs à prendre en compte pour expliquer ces ambitions japonaises :
— la dépendance énergétique et commerciale de l’archipel ;
— sa vocation maritime (qui l’a conduit à construire une marine militaire performante) ;
— l’expérience du pays en matière d’antipiraterie, notamment la formation de garde-côtes à Singapour, en Malaisie, en Indonésie (qui a contribué à réduire très fortement la piraterie dans les détroits entre l’océan Pacifique et l’océan Indien) ;
— l’ambition du Japon de décrocher un siège permanent au Conseil de sécurité, et de « transformer sa richesse en puissance », sortant de ce qui a été jusqu’ici surtout une « diplomatie du chéquier ».
Le Japon, champion de l’aide publique au développement à l’ensemble du continent africain, accorde une aide civile à Djibouti depuis plus de vingt ans : centrale électrique solaire, équipements agricoles, lutte contre la sécheresse, studios de radio-télévision, etc. La coopération japonaise finance en partie la construction, au port de conteneurs de Doraleh, à Djibouti, d’un centre régional de formation des experts garde-côtes.
Rente stratégique
Dans l’immédiat, Djibouti s’apprête à encaisser les dividendes d’une troisième base permanente : le loyer annuel pour la nouvelle basejaponaise a été fixé à 30 millions de dollars – une somme comparable, pour le moment, aux royalties versés par le gouvernement américain (mais, dans ce cas, pour 2 000 hommes). Les Français s’acquittent d’un loyer de 30 millions d’euros (pour 2 850 hommes). Plusieurs armées étrangères – espagnole, allemande notamment – qui disposent également de facilités à Djibouti, mais pas de bases permanentes, versent des compensations plus réduites. Le petit Etat, dont la rente stratégique (aérienne et portuaire) est la seule ressource, est redevenu un point focal : il y a quelques semaines, on y a même aperçu l’amiral commandant la marine iranienne.
Côté français, la tendance reste plutôt au « décrochage ». La 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE), stationnée depuis un demi-siècle à Djibouti, devrait être transférée en mai prochain à Abou Dhabi, où l’armée française a ouvert une nouvelle base. Le bail qui lie la France au gouvernement djiboutien prend fin l’an prochain, et devra être renégocié, dans un contexte d’effectifs en baisse. Le nouvel accord de défense entre Paris et Djibouti pourrait être signé fin janvier, grâce à un passage-éclair dans la Corne de l’Afrique du nouvel « Air Sarko One ».