Djibouti : la balle dans le camp présidentiel
L’Auteur : Abdourahman Waberi
A l’heure actuelle, il est certainement le Djiboutien le plus connu de par le vaste monde : Abdourahman Waberi n’est plus à présenter. Il n’a jamais vraiment quitté son Djibouti natal, comme le prouve la place que notre pays occupe dans son œuvre. Mais aujourd’hui, ce n’est pas de sa riche production littéraire qu’il nous entretient : la dégradation de sa situation le préoccupe, à tel point qu’il a mis toute son énergie à se faire le héraut de ces héros ordinaires qui font la contestation quotidienne du régime en place. Lequel ne n’y est pas trompé, qui a dés le début, vainement cherché à étouffer ce porte-voix à l’extérieur des aspirations démocratiques. Parce que l’issue de la confrontation entre le pouvoir et l’opposition le préoccupe, « Le Temps » est allé à la rencontre d’Abdourahman Waberi, pour lui demander si, comme il l’écrivait dans ses Etats-Unis d’Afrique, « Tous attendent une paix qui n’est pas de ce jour. ».
Le Temps : Bonjour Abdourahman Waberi, quelques mots de votre enfance si vous le voulez bien…
Abdourahman Waberi : Je suis un enfant de Djibouti Ville. J’ai grandi dans un coin de Quartier 6 qui n’existe plus vraiment – du moins dans mes souvenirs – car il a été réaménagé au début des années 1990. La maison natale se trouvait sur la rue 22 qui coupe l’Avenue Nasser à hauteur de la mosquée appelé Ali Guelleh du nom d’un de son principal imam au temps de mon enfance.
Le Temps : qu’en est-il de vos études ?
A.W. : Après l’école primaire de Q6, j’ai intégré le CES de Boulaos puis le tout nouveau CES d’Ambouli et le Lycée d’Etat de Djibouti avant de poursuivre des études d’anglais à Caen (jusqu’à la Maîtrise), à Dijon (DEA) et enfin à Paris Ouest Nanterre pour un doctorat obtenu tout récemment soit près de 20 ans après ma première année d’études entamée à l’université de Caen en Basse Normandie. Il se trouve que je n’ai jamais quitté les bancs de l’école puisque j’enseigne aujourd’hui les études françaises et francophones et la création littéraire à George Washington University, fleuron de la capitale américaine Washington DC.
Le Temps : c’est donc tout naturellement que vous êtes passé de l’enseignement de l’écriture à l’écriture elle-même ?
A.W. : Parallèlement à l’enseignement, je remercie Dieu pour m’avoir ouvert aussi le chemin de la création. De 1994 à 2010, j’ai publié 10 ouvrages, des romans et des recueils de nouvelles pour l’essentiel, sans compter les articles de presse ou les essais à caractère universitaire. Cette œuvre encore en cours est un cadeau du Ciel, je n’en suis que l’agent, le porte-plume Sur le plan thématique, mon travail porte essentiellement sur le terreau fertile qu’est notre pays, j’essaie d’interroger le passé, le présent et le devenir de ce pays de manière assez subjective. Il s’agit d’un regard artistique et personnel aussi libre que possible. Si ma vie artistique et professionnelle s’est déroulée jusqu’aujourd’hui en exil c’est pour sauvegarder cette liberté et dans le regard et dans l’expression. La liberté ça se prend et ça se garde vaille que vaille.
Le Temps : De liberté, ou plutôt de son exigence, il en est beaucoup question depuis les élections législatives du 22 février dernier lorsque, refusant la fatalité de cette misère croissante, nos compatriotes ont sévèrement sanctionné le régime en place. Depuis, les manifestations populaires se succèdent, exigeant la restitution de la vox populi détournée et l’on vous sait gré de ne ménager aucun effort pour amplifier cette légitime colère. Quel regard portez-vous sur l’actuelle conjoncture ?
A.W. : Depuis le scrutin du 22 février 2013 Djibouti traverse une période de turbulence qui est tout à la fois épuisante qu’exaltante. Le bras de fer entre la dictature usée et l’opposition éclectique et dynamique se joue sur plusieurs terrains tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. De nouveaux acteurs ont fait irruption sur la scène publique, une société civile est en cours d’émergence. La gente féminine est au cœur de la révolte qui a cours dans les quartiers les plus pauvres. Des jeunes gens sont en train de parfaire leur parcours de militant actif et assoiffé. En un mot, la société djiboutienne n’a jamais été aussi mobilisée d’une part et, je le regrette, aussi divisée d’autre part. De cette période turbulente sortira le Djibouti de demain qui sera, et nous sommes nombreux à se battre pour cette deuxième indépendance, un état plus juste, plus démocratique, réconcilié avec lui-même et en parfaite synergie avec ses partenaires (Ethiopie, France, EU, pays du Golfe etc).
Le Temps : L’on vous sait gré de ne ménager aucun effort pour amplifier cette légitime colère. Est-ce enfin le retour durable chez lui de l’intellectuel exilé?
A.W. : Mon engagement est inscrit dans ce combat. Comme je l’ai dit ailleurs, je ne pouvais pas regarder mon pays s’abîmer sous mes yeux. J’accompagne ce mouvement de fond pour l’avènement de la deuxième indépendance et je me suis juré d’apporter, avec le concours de Dieu, ma petite contribution aussi longtemps que possible. Je ne me bats pas pour gagner des galons ou pour convoiter un poste, je me bats contre la dictature et pour l’état de droit. Et qu’on ne vienne pas me dire que c’est une lubie occidentale. La liberté, la justice et l’égalité sont des valeurs universelles, défendues par tous les grands esprits. Du reste, nombreux sont les états africains engagés dans cette voie démocratique. Le Sénégal, le Botswana ont été par l’Afrique du Sud, le Ghana, le Cap-Vert ou le Somaliland qui vient d’effectuer quatre transitions sans éclats. Je ne vois pas pourquoi ce qui serait bon pour les Sénégalais et les Somalilandais s’avérerait nocif pour les Djiboutiens.
Le Temps : En marge de la table ronde de Nantes du 25 mai dernier, l’idée d’un collectif des intellectuels djiboutiens démocrates aurait été lancée et l’on imagine la place prépondérante qui sera la vôtre. Pouvez-vous nous en dire un peu plus là-dessus et où en êtes-vous dans sa concrétisation ?
A.W. : Il faut se défaire d’une illusion. Tous les intellectuels ne sont pas dans le camp du progrès, nombre d’intellectuels mettent leur talent au service des tyranneaux. Il est plus tentant d’assurer sa place au soleil que de servir avec humilité ses concitoyens. Il y a une longue lignée d’intellectuels fourvoyés en Afrique, du Cameroun à l’Algérie et de la Tunisie au Mozambique. Les intellectuels qui restent du bon côté de la barrière ne sont pas les nombreux mais s’ils sont souvent plus connus et plus vertueux que les autres. La ligne de démarcation n’est pas une affaire de savoir-faire mais de conscience. De cœur comme il est dit dans le Coran.
Si en soulignant encore et toujours l’exigence éthique, des valeurs morales telles que la solidarité, la modération ou la compassion, les intellectuels peuvent constituer une force d’indignation nécessaire, ils doivent aussi se muer en force de proposition. Force de proposition sur le plan politique et institutionnel, fer de lance de la société civile, pédagogue au service de la jeunesse, architecte de futures configurations, bref l’intellectuel a un immense chantier qui l’attend.
Pour rester dans le concret, d’inscrire nos gestes dans la pratique, il me plaît d’annoncer à mes compatriotes deux actions sorties de ce mouvement de fond dont on parlait un instant. Il s’agit d’abord d’un collectif qui va accueillir toutes les bonnes volontés et qui se propose de mener un travail intellectuel sur nos outils et cadres institutionnels. Cette réflexion se matérialiserait ensuite sous la forme d’un livre blanc accueillant les contributions de tous les Djiboutiens de bonne volonté afin de dresser un état des lieux pour redresser notre société et la mettre dans les sens de l’Histoire.
Le Temps : Terminons avec l’actuelle crise politique et plus exactement les chances de sa résolution pacifique. Certains exigent le départ pur et simple du chef de l’Etat comme solution. Pensez-vous que cela soit une solution réaliste ? En d’autres termes et pour vous reprendre, la paix est-elle de ce jour ?
A.W : Il ne peut y avoir de solutions que politique. La sortie de crise ne peut prendre que la forme d’une issue négociée et constructive. Je dirais même qu’il est temps de faire preuve de courage et d’imagination de la part du pouvoir. Je profite de cet entretien pour lancer un appel solennel au président de la République, son Excellence Ismaël Omar Guelleh, pour le supplier de libérer les prisonniers politiques et d’ouvrir des négociations sincères et sincères avec l’opposition. Je me sens d’autant plus libre pour lancer cet appel à l’endroit de son Excellence Mr le Président que je n’appartiens à aucun parti politique et ne convoite rien. Dois-je clarifier enfin qu’il ne s’agit pas ici d’une affaire de personne mais de projet et de vision politique. Nous n’avons pas besoin d’homme fort ou providentiel mais bel et bien d’institutions fortes. Partout dans le monde on observe le recul des régimes autoritaires au profit des projets audacieux, participatifs et soucieux de bonne gouvernance. Seul un sursaut de son Excellence, Monsieur le président de la République, nous remettrait à l’heure qu’il est sur le bon chemin.
Entretien précédemment publié dans les pages du bimensuel Djiboutien « Le Temps » n°27 du jeudi 13 juin 2013, Djibouti. Avec l’aimable autorisation de la rédaction