Djibouti : « Plus de deux décennies
de pouvoir autocratique »
Source : Africamix, blog du Monde
Abdourahman A. Waberi est né le 20 juillet 1965 à Djibouti Ville, dans ce qui s’appelait encore la Côte française des Somalis, l’actuelle République de Djibouti, dans un milieu modeste. Il quitte son pays en 1985 afin de poursuivre des études en France, d’abord à Caen, puis à Dijon.
Écrivain et professeur d’anglais en lycée, il est admirateur déclaré du grand auteur somalien Nuruddin Farah. Il avait d’ailleurs commencé à écrire, à Dijon, une thèse de doctorat sur cet auteur, avant de s’orienter vers un travail comparatif entre les romans du Somalien et ceux de l’écrivaine algérienne Assia Djebar.
Depuis 1994, il a publié une dizaine d’ouvrages, dont une trilogie sur Djibouti : Le pays sans ombre (Le Serpent à plumes, 1994), Cahier nomade (Le Serpent à plumes, 1996) et Balbala (Le Serpent à plumes, 1997 – Folio, Gallimard, 2002). Son dernier ouvrage Passage des larmes est paru aux Editions Jean-Claude Lattès en septembre 2009. Il a accepté de répondre à quelques questions à propos de la situation, très tendue, à Djibouti : la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) dénonce des centaines d’arrestations et une dizaine de tués par la police lors des manifestations.
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L’Union pour la majorité présidentielle (UMP), au pouvoir, viendrait de remporter les élections législatives du 22 février. L’opposition, qui présentait un front uni sous la bannière de l’Union pour le salut national (USN), parle de « fraudes massives ». Les observateurs internationaux n’auraient pas noté de violation majeure du processus électoral. Cependant, l’USN affirme que plus 800 de ses partisans ont été arrêtés. Qu’en pensez-vous ?
Manifestations à Djibouti Ville en février.
© Asma Farhan @DjibAsma
Vous avez raison d’utiliser le conditionnel. La vieille ficelle ne fonctionne plus car elle est de plus en plus visible pour qui veut se donner un peu de temps. Le régime manie le mensonge avec constance et a bluffé les observateurs qui n’ont pas eu accès à tous les bureaux, parce que cantonnés dans les quartiers les plus calmes de la capitale. Pas un observateur dans les districts, villes et villages du pays. Pas un journaliste étranger.
L’UMP ne pouvait pas gagner ce scrutin pourtant taillé sur mesure et très défavorable à l’opposition. Sinon, pourquoi le président a-t-il donné, deux jours avant la fermeture des bureaux, à la RTD (Radio Télédiffusion de Djibouti) un entretien à l’issue duquel il a rejeté par avance tout résultat défavorable à son parti ?
L’astuce, car il y en a bien une, c’est que cet entretien s’est déroulé en somali, donc destiné à la population et non aux chancelleries et aux observateurs. Les intimidations, brimades et abus n’ont pas découragé les Djiboutiens, bien au contraire. J’ignore le nombre exact des militants ou sympathisants de l’USN dans les prisons et les commissariats.
Démonstration de force de l’opposition à Djibouti Ville en février. © DR
Au pouvoir depuis 1999, Ismaël Omar Guelleh a été réélu pour cinq ans en avril 2011 pour un troisième mandat, lors d’une présidentielle boycottée par l’opposition. Ce mandat, obtenu après une révision parlementaire de la Constitution, serait, selon ses déclarations, son dernier. Quelle crédibilité accorder à ses propos ?
Cet homme était déjà aux affaires, en tant que chef de cabinet et directeur de services secrets, bien avant sa prise de fonction présidentielle, cumulant de facto plus de deux décennies de pouvoir autocratique et patrimonial.
Par-dessus tout, le rejet radical dont il fait l’objet auprès d’une immense partie de la population vient de son passé plus que trouble. Toutes les élections ont été des mascarades et le Djiboutien ordinaire riait sous cape à défaut de lever la tête. Si on le laisse tranquille, il briguera un quatrième, un dixième mandat au mépris de tous les engagements possibles et imaginables.
Affiche électorale de l’Union pour la majorité présidentielle (UMP), au pouvoir. Autrement dit : après elle, le chaos. © DR
Djibouti jouit d’une position très stratégique à l’entrée de la mer Rouge et abrite la plus importante base militaire française d’Afrique et la seule base militaire américaine du continent. Paris se dit préoccupé par les dernières violences et arrestations, et appelle à la transparence dans les résultats des élections. Quelle peut être la marge de manœuvre d’Ismaël Omar Guelleh ?
Si le Quai d’Orsay s’est, il y a quelques jours, dit préoccupé par la violence post-électorale, il faut signaler que de nombreuses voix, tant du côté des partis (EELV, Parti de gauche) que dans la presse et l’opinion publique, se sont élevées pour rappeler le président français à ses promesses.
A l’heure où la France soutient généreusement et courageusement le camp de la démocratie au Mali, elle ne peut plus apporter aide financière et appui militaire à un régime qui opprime son propre peuple depuis 36 longues années. La marge de manœuvre du dictateur est nulle et s’amenuise par rapport à la masse populaire et à ses adversaires politiques, mais il peut encore entendre la voix du peuple qu’il a lui-même sollicité. Sa marge de manœuvre me paraît plus large du côté de ses alliés occidentaux, notamment Paris et Washington, qui se préoccupent en premier lieu de leurs intérêts géostratégiques.
Manifestation de l’opposition rassemblée sous la bannière de l’Union pour le salut national (USN). © DR
Depuis son indépendance en 1977, Djibouti semble jouir d’une certaine « stabilité politique« . Mais, selon plusieurs organisations de défense des droits humains, elle existerait au prix d’une restriction des libertés publiques. Qu’en est-il exactement ?
Justement, la paix et la « stabilité » relatives sont à mettre au crédit de la population qui a fait preuve de beaucoup de maturité et de patience pour ne pas donner prise au harcèlement et au chantage permanent de la part des autorités. Ce chantage tient en une phrase que le dictateur nous a si souvent répété sur tous les tons : « Moi ou le déluge » !
En matière de libertés publiques, il faut signaler que les partis légaux ne publient plus leur organe interne d’informations à cause du harcèlement et des menaces d’emprisonnement visant leurs proches parents. Système très pervers où on est responsable pour les autres ! Bien sûr, il ne faut pas éluder la guerre civile qui, d’après l’historien djiboutien Ali Coubba, aurait entraîné la mort de 3500 Djiboutiens.