Djibouti « Le silence du gouvernement français est indigne ! »
Abdourahman A. Waberi est écrivain, actuellement professeur de littératures et cultures françaises et francophones à George Washington University aux Etats-Unis). Ali Coubba est docteur en histoire contemporaine et auteur de “Djibouti, une nation en otage”. Ils réagissent à la violente crise politique qui secoue Djibouti.
Billets d’Afrique : Où en est la contestation un mois après le scrutin législatif contesté ?
La contestation se poursuit sans perdre de sa cohérence ou de sa véhémence. La rue djiboutienne ne décolère pas. Sur le plan politique, la coalition USN (Union pour le salut national) garde le cap. Les semaines précédentes, des manifestations épisodiques se sont déroulées devant le palais de justice pour protester contre les arrestations et condamnations en catimini des opposants ciblés par les forces de l’ordre. Une justice téléguidée par le palais présidentiel tente de neutraliser les responsables de la société civile. Plus fortement suivies, les manifestations de masse, après la prière générale du vendredi midi, impressionnent le pouvoir qui pensait que le mécontentement populaire allait s’essouffler une fois les « meneurs » jetés en prison et sévèrement condamnés à un emprisonnement allant de deux à douze mois, avec privations de droits civiques pour deux ou trois d’entre eux. Quatre à six semaines plus tard, le caractère bon enfant et déterminé déconcerte également le pouvoir dictatorial qui a sombré dans le mutisme. Ses partisans semblent comme tétanisés.
Tout le monde se rend compte maintenant que la contestation à Djibouti a un caractère inédit. Côté pouvoir, on privilégie répression policière et intimidation. Or, les arrestations de masse opérées par le régime, un peu plus de 600 hommes, femmes et enfants, ont été jetés en prison entre le 23 février et le 28 mars 2013, restent sans effet. La rue est toujours bondée les vendredis midis. En dépit de la campagne de licenciement ayant visé es fonctionnaires sympathisants de la coalition USN, en particulier ceux qui se sont présentés aux bureaux de vote en tant que délégués de l’opposition, la tension ne baisse pas d’un cran. Bien au contraire.
Sur le plan politique, après avoir procédé à tous les recours possibles, les élus de la coalition USN refusent non seulement de siéger dans la nouvelle assemblée fantoche mais sont en train de mettre en place une nouvelle assemblée beaucoup plus conforme aux choix des électeurs.
Mais le plus intéressant pour nous, c’est de faire un autre constat. Avant, le peuple djiboutien faisait le jeu du pouvoir et se complaisait à être victime et bourreau, jeu sinistre qui allait finir par le détruire. Heureusement, le schéma traditionnel d’une nation divisée, entre partisans de la dictature et opposants, est révolu.
Dans l’histoire de Djibouti, jamais le régime n’a été contesté à la fois par les populations du Nord, du Sud-Est, et de la capitale, dans un même mouvement de rejet. Il faut souligner qu’il est discrédité dans le milieu afar, depuis 36 ans.
Voir le discrédit de la part des autres composantes et surtout les populations somali qu’il croyait avoir à sa disposition, à la fois comme vivier électoral et comme « instrument » de répression à l’encontre de ses adversaires, a dû ruiner les dernières illusions au palais présidentiel. Notre seule inquiétude concerne les violences dont pourrait user le pouvoir contre les civils. Car toute violence gratuite contre la population risque de radicaliser les manifestants, de désorganiser les services publics et de provoquer le chaos dans la ville de Djibouti.
Abdourahman A. Waberi est né le 20 juillet 1965 à Djibouti Ville, dans ce qui s’appelait encore la Côte française des Somalis, l’actuelle République de Djibouti. Il quitte son pays en 1985 afin de poursuivre des études en France, d’abord à Caen, puis à Dijon et enfin à Paris. Écrivain, il a publié depuis une dizaine d’ouvrages, dont une trilogie sur Djibouti : Le pays sans ombre (Le Serpent à plumes, 1994), Cahier nomade (Le Serpent à plumes, 1996) et Balbala (Le Serpent à plumes, 1997), Passage des larmes (Editions Jean-Claude Lattès, septembre 2009). Résidant à Washington, il est actuellement professeur de littératures & cultures françaises et francophones à George Washington University (Etats-Unis).
Il semble que le processus voulu par la dictature se soit déroulé selon le schéma suivant : d’abord le vote visible dans les bureaux de votes des grandes villes, ensuite le rassemblement puis la publication des résultats par circonscriptions sans le détail bureau par bureau. Est-ce là que la fraude s’est jouée ?
Oui, si on se limite à la circonscription de Djibouti, c’est le scénario que vous décrivez qui a eu lieu. En effet, dans la capitale, le scrutin s’est déroulé dans des conditions de transparence que les délégués de l’USN n’ont pas contestés. La surprise est venue lors de la publication des résultats. Le score victorieux de l’USN a été attribué à la majorité présidentielle, parfois en majorant d’une manière artificielle les résultats. Heureusement les délégués de l’USN avaient eu le bon réflexe de faire des copies de procès verbaux signés par les assesseurs. Par conséquent, l’opposition estime avoir remporté la majorité parlementaire dans la capitale et dans deux autres circonscriptions électorales, à Ali-Sabieh et à Arta. Ailleurs, à Tadjourah, Dikhil et Obock, il n’y a pas eu de consultation électorale.
D’après M. Aden Mohamed Abdou, un responsable de l’USN qui a fait un compte rendu détaillé du déroulement du scrutin dans une vidéo, les militaires – certainement sur ordre de la présidence inquiète de la tournure prise par la votation – ont empêché les électeurs de voter dans certains bureaux. Dans d’autres, les urnes pré-remplies ont servi à faire le décompte des voix. Ailleurs, les délégués de l’opposition ont été chassés de lieux de vote.
La publication de résultats par bureau de vote est pourtant le minimum requis pour une élection sincère !
D’habitude, le ministère de l’Intérieur publie le soir même de la consultation électorale les résultats de chaque bureau de vote. Donc, premier accroc à la tradition dénoncée aussitôt par l’opposition. Deuxième accroc, le Conseil constitutionnel a attendu deux semaines avant de parapher les résultats du scrutin parlementaire. Ce retard témoigne d’une inquiétude certaine au sommet de l’Etat. D’après la rumeur qui a circulé dans les allées du pouvoir, le président du Conseil constitutionnel, M. Ahmed Ibrahim, ancien ambassadeur de Djibouti en France, aurait refusé de cautionner des fraudes aussi flagrantes. Plusieurs jours ont été nécessaires pour ramener ce dernier à la raison… à coups de menaces et de chantage. On saura un jour ce qui s’est réellement passé.
L’ambassadeur de France a déclaré qu’il n’y avait pas eu de fraudes visibles dans les bureaux de vote. Est-ce vrai dans tous les bureaux de vote du pays ? Comment a t-il pu le vérifier ?
L’ambassadeur a dit qu’à sa connaissance le processus semble s’être déroulé convenablement dans les bureaux de la capitale.
Le propos sciemment vague, sans parler de la précaution diplomatique habituelle, ne dit rien sur cette élection. Tout juste, ce que les Américains appellent un « lip service » des plus gênés car les observateurs n’ont pu se rendre que dans quelques bureaux de la capitale triés sur le volet. De plus, dans cet entretien de moins de deux minutes, il n’a jamais parlé de scrutin, de décompte, encore moins de résultats chiffrés et pour cause.
Enfin, l’opposition a relevé des entorses à la loi électorale avant, pendant et après ce scrutin. Tout cela est documenté et disponible, notamment sur Internet. Pour mémoire, les entorses et les tripatouillages sont un sport national. En 2010, le président avait modifié la constitution nationale pour pouvoir briguer un troisième mandat illégal. Nous ne sommes pas à un viol anti-constitutionnel près à Djibouti.
Ali Coubba, né 1961 à Aïri-Tadjoura (Djibouti), docteur en histoire contemporaine et auteur de Djibouti, une nation en otage (L’Harmattan, 1993), Le mal djiboutien : rivalités ethniques et enjeux politiques (L’Harmattan, 1995), et Ahmed Dini et la vie politique à Djibouti (L’Harmattan, 1998), est connu pour son engagement politique et une critique acerbe faite du régime, à l’époque de la présidence de Hassan Gouled (1977-1999). Il a quitté son pays à la fin de l’année 1990, suite à des sévices corporels subis de la part d’un « escadron de torture » sous les ordres du chef de la police politique de l’époque, Ismail Omar Guelleh, l’actuel président de la République. En décembre 2004, il a créé un parti politique d’opposition, Uguta-Toosa, deux termes afar et somali signifiant « Levez-vous ! Défendez-vous ! ». Résident à Reims, il enseigne depuis plusieurs années dans un lycée professionnel à Epernay.
Quel est votre sentiment après la réaction a minima de la diplomatie française et européenne ?
Elle ne nous surprend pas. Le port de Djibouti est devenu un enjeu de première importance dans la région. Les intérêts géostratégiques, énergétiques et commerciaux, expliquent sans doute la frilosité de Paris. Le reproche peut être adressé, dans les mêmes termes, aux Etats-Unis et au Japon. Leur silence assourdissant en dit long sur la nature des relations diplomatiques entretenues avec Djibouti. Elles possèdent des zones d’ombre, peu recommandables. En revanche, nous sommes indignés par le silence du gouvernement socialiste qui n’accompagne pas maintenant la volonté de changement exprimée par la population. Maintenant que le rejet de la dictature ne fait plus de doute : ses électeurs « naturels » l’ont boudée. A ce stade, de nouvelles déclarations de Paris appelant au respect des droits de l’homme seront les bienvenues.
Ces chancelleries attendent peut-être que les manifestations acquièrent un caractère virulent et qu’il y ait mort d’hommes. A ce moment-là, la gestion de la crise deviendra difficile pour tous les protagonistes. En réaction et par dépit, les Djiboutiens pourraient conserver par la suite le sentiment d’avoir été trahis par Paris, Washington et Tokyo. Nous avons le précédent tunisien qui a durablement empoisonné la coopération avec Paris.
Plus que jamais se posera alors la question de « bases militaires étrangères » qui remettent en question la souveraineté nationale. La transition démocratique, comme on l’a observé dans d’autres pays, va de pair avec le nationalisme.
La France et l’UE préconisent un recours juridique tout en sachant que les institutions juridiques et constitutionnelles sont aux mains du pouvoir. Cela équivaut-il à une validation implicite ?
Bien sûr, nous sommes habitués à la langue de bois de la France et de l’Union européenne qui, en dernier ressort, préfèrent de loin le statu quo au changement de régime en Afrique ou ailleurs. La transition démocratique serait pour elles une période d’instabilité, non seulement dans le pays concerné mais aussi dans toute la région.
La valeur géostratégique de Djibouti, après les contagions provoquées par le « printemps arabe », incite encore à plus de réticence à aider les forces démocratiques. Mais ce serait une erreur de se voiler ainsi la face.
Pour l’instant, indépendamment de la nature du régime, la coalition USN joue la légalité et a déposé le recours auprès du conseil constitutionnel. Ce pouvoir étant au bout du rouleau, elle ne veut pas lui donner des prétextes pour tirer à balles réelles sur les civils.
Que pensez-vous des accusations du régime Guelleh dénonçant l’infiltration islamiste de l’USN ?
Quand on veut tuer son chien on dit qu’il a la rage. Ces accusations sont trop grossières et intentionnellement mises en scène par la dictature. Il faut savoir que la coalition USN est composée de six partis politiques dont seulement quatre sont légaux.
Le Mouvement pour le développement et la liberté (MoDel) qui a vu le jour en décembre 2012 et que le pouvoir a refusé de reconnaître, est soutenu par des membres de la société, des enseignants et des prédicateurs. Ce sont des activistes, des acteurs de la société et non des affreux terroristes comme le pouvoir s’évertue à les présenter. Quand l’un des trois prédicateurs visés travaillait avec le pouvoir, ce dernier abritait donc des terroristes dans son sein. Ce n’est pas très sérieux, le pouvoir tente de discréditer l’opposition démocratique qui se bat contre lui depuis 36 ans. Quant à l’islam, il représente les valeurs positives autour desquelles le peuple djiboutien (musulman à presque 100%) peut réaliser le consensus le plus large.
Outre la présence d’une importante base militaire française, le silence français n’a t-il pas été « acheté » par le nouvel activisme de Guelleh en faveur de l’intervention française au Mali ?
A la suite d’une élection parlementaire ou présidentielle dans le pré-carré, le silence des autorités françaises est une constante de leur diplomatie. Plaider pour plus de démocratie à Djibouti s’inscrirait dans une démarche positive. Il est vrai que la base militaire de Djibouti est un dispositif important dans la politique de défense française.
Dès qu’une crise frappe le continent africain, les troupes à Djibouti sont mobilisées. Nous espérons que dans un avenir pas trop loin les différentes composantes de Paris (Elysée, Quai d’Orsay, Bercy et le ministère de la Défense) parleront d’une seule et même voix. Ici comme ailleurs, l’exemple tunisien joue contre la stratégie (déni, aveuglement et répression). Avec un partenaire plus soucieux du sort du peuple djiboutien, ses intérêts géostratégiques seront mieux garantis qu’aujourd’hui.
Paris ne doit pas oublier que la base américaine a relégué à la seconde place la France. En outre, Iraniens et Turcs aimeraient disposer d’un pied à terre à Djibouti. La question de plus en plus sensible d’hydrocarbures acheminés par la mer Rouge (50% du total), la lutte contre la piraterie et le commerce maritime (15% du trafic mondial) passant par le golfe d’Aden, imposent une nouvelle approche diplomatique.
Un dernier mot sur la disparition de l’écrivain nigérian Chinua Achebe ?
Une immense perte pour tout le continent et pour le monde entier. Mais comme disait Birago Diop (1906-1989), le poète et conteur sénégalais, les morts ne sont pas morts. Il faut relire son magnifique poème spirituel (Souffle) qui date de 1948.
Propos recueillis par Raphaël De Benito